COVID-19: le Brésil pris dans une tempête sanitaire et politique

Mônica Tarantino

Auteurs et déclarations

12 juin 2020

Sao Paulo, Brésil — Le Brésil est devenu le nouvel épicentre de la pandémie de Covid-19 dans le monde. Comment ce vaste pays d’Amérique latine a-t-il pu arriver à une telle situation ? Pour tenter de comprendre la grave situation sanitaire qui menace les Brésiliens, la correspondante brésilienne de l’édition portugaise de Medscape a interrogé plusieurs spécialistes impliqués dans la mise en place des politiques de santé des dernières décennies.

Les semaines à venir s'annoncent dramatiques pour le Brésil. Le pays est désormais le deuxième le plus atteint par la pandémie de Covid-19, après les États-Unis. Le 10 juin, le bilan officiel rapportait plus de 772 000 cas positifs et près de 40 000 décès. Ces dernières semaines, alors que la courbe de l’épidémie poursuit son ascension, le Brésil a enregistré plus de 1 300 victimes en une journée. Les données réelles seraient pourtant sous-estimées, en raison d’un dépistage insuffisant et de sous-déclarations.

Controverse sur la divulgation des données

Pour rendre encore plus compliquée la gestion de la pandémie, le ministère de la Santé du Brésil a décidé de modifier la divulgation des données quotidiennes sur la progression du coronavirus, laissant suspecter une volonté de dissimuler l’évolution inquiétante de l’épidémie. L’horaire de diffusion de l’information a d’abord été modifiée, passant de 17h au début de l’épidémie à 19h, puis 22h, ce qui a fortement perturbé le travail de la presse. Le 5 juin, le gouvernement central a provoqué une polémique en cessant de présenter le total des cas et des décès survenus depuis le début de l’épidémie. Le bulletin épidémiologique quotidien se limitant alors à la présentation des nouvelles infections enregistrées dans les 24 heures. Dans la foulée, les données ont été rendues inaccessibles en ligne.

Ces décisions ont suscité de vives critiques de la communauté scientifique, des autorités sanitaires et de la presse. En réaction, le 7 juin, le gouvernement a donné l’impression de céder, en annonçant la reprise des bilans quotidiens. Les données sont toutefois apparues dans un premier temps contradictoires. Finalement, le 8 juin, seules les données enregistrées pendant les dernières 24 heures ont été communiquées, sans rapporter les chiffres cumulés. Et, plus grave encore: les décès sont uniquement ceux enregistrés le jour même, sans inclure les personnes testées positives au Covid-19 après leur mort.

Rio de Janeiro, 15 avril 2020. Hôpital de campagne en construction à Maracanã pour traiter les patients atteints de Covid-19. Source: Dreamstime

Ces mesures sont considérées comme une manoeuvre du gouvernement pour fausser les données et forcer la reprise économique. Le 9 juin, le Tribunal suprême fédéral a ordonné au ministère de la Santé de rétablir la publication des bulletins dans leur intégralité. Le gouvernement n’a pas eu d’autres choix que d’obtempérer.

Pour contrecarrer cette volonté de dissimuler les chiffres, des universités, des organisations, des sites internet ont commencé à publier de manière indépendante les données concernant l’épidémie de Covid-19. Le Conseil national des secrétaires d’État à la santé (CONASS) a annoncé qu’il publierait les données chaque jour. En réaction aux restrictions d’accès à l’information imposées par le gouvernement, les plus grands médias du pays ont également décidé de s’unir au sein d’un consortium pour collecter les chiffres auprès des secrétaires d’État de la santé des 26 États du pays, afin de présenter conjointement et quotidiennement, à 20h, le nombre d’infection et de décès. Une situation sans précédent. Le 8 juin, ce consortium a rapporté 849 décès liés au coronavirus enregistrés en 24 heures, tandis que le gouvernement rapportait un chiffre record de 679 décès en une journée.

« Le ministère de la Santé souffre d’une mainmise militaire qui considère que les secrets doivent être préservés en temps de guerre. Empêcher les données de la pandémie d’être communiquées à la presse est une mesure perverse et stupide. C’est comme assassiner le facteur pour ne pas le laisser remettre une mauvaise nouvelle. La transparence sur ces données est fondamentale », a réagi l’ex-ministre de la Santé, le Dr Luiz Henrique Mandetta, limogé en avril dernier, lors d’un entretien sur la chaine de télévision Globonews. Le Dr Mandetta avait instauré une conférence de presse quotidienne dans une volonté de transparence. Celle-ci a été annulée avec la gestion de la crise menée actuellement par le nouveau ministre de la Santé par intérim, le général Eduardo Pazuello.

 
Le ministère de la Santé souffre d’une mainmise militaire qui considère que les secrets doivent être préservés en temps de guerre. Dr Luiz Henrique Mandetta
 

« Un ministère qui malmène les chiffres crée un univers parallèle », a affirmé Rodrigo Maia, le président de la Chambre des députés. De son côté, le Dr Michael Ryan, directeur exécutif du programme d’urgence sanitaire de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a demandé, au cours d’une conférence de presse, à ce que le Brésil communique ses données. « Les messages concernant la transparence et la diffusion des informations doivent être cohérents et il nous faut pouvoir compter sur nos partenaires du Brésil pour nous fournir ces informations. C’est très important pour nous, mais aussi pour les citoyens, qui ont besoin de savoir ce qui se passe », a affirmé le Dr Ryan, qui a dit espérer voir le pays trouver rapidement une solution pour mettre fin à la confusion entourant la gestion de l’information.

Près de 166 000 décès par Covid-19 début août ?

Avec la hausse des cas de contamination au Brésil, mais aussi au Pérou, au Chili, en Equateur et au Vénézuela, l’Amérique latine est désormais le nouvel épicentre de la maladie. Et la situation devrait encore empirer. Selon une estimation de l’Institut de statistiques et d’évaluation en santé (IHME), rattaché à l’université de Washington, le Brésil devrait dépasser, début août, les 165 960 décès par Covid-19. Les professionnels de santé sont également durement touchés, avec 31 700 cas positifs recensés et plus de 200 000 personnes mises à l’isolement en raison d’une suspicion d’infection. Selon le Conseil international des infirmières (ICN), les décès d’infirmières et de professionnels de santé dépassent ceux enregistrés dans les autres pays où le taux de contamination est élevé.

L’OMS a déclaré qu’elle continuera à apporter son soutien au Brésil, où la situation reste, selon elle, très préoccupante. Le directeur général de l’organisation, Tedros Adhanom Ghebreyesus, s’est montré particulièrement préoccupé par l’intense dynamique des contaminations par le virus SRAS-CoV2 observée au Brésil. Il a souligné la nécessité de prendre en urgence des mesures efficaces de distanciation sociale pour ralentir la propagation de la maladie. « Dans de nombreux pays, arrivé à un certain niveau de circulation, le virus se déplace comme une trainée de poudre. Cela s’est produit en Chine, en Europe et c’est actuellement le cas au Brésil », a affirmé Tedros Adhanom Ghebreyesus, lors d’une conférence de presse du 25 mai. Le président du Brésil, Jair Bolsonaro, a annoncé le 5 juin que le pays quitterait l’OMS si l’organisation n’abandonne pas ce qu’il qualifie de « parti pris idéologique ».

 
Dans de nombreux pays, arrivé à un certain niveau de circulation , le virus se déplace comme une trainée de poudre. Tedros Adhanom Ghebreyesus
 

Assouplissement des mesures de confinement

La rapidité des transmissions du virus et les difficultés à mettre en oeuvre la distanciation sociale poussent les Brésiliens vers une crise sanitaire sans précédent. Le 8 juin, le pays a initié un assouplissement des mesures de confinement adoptées dans les capitales régionales et les villes où le virus circule rapidement. Dans certaines zones, comme la métropole de São Paulo, la quarantaine a été prolongée jusqu’au 15 juin, mais avec une réouverture progressive de certains services, tels que les transports publics, ce qui a fait réagir les spécialistes et les maires des communes de la métropole qui craignent des conséquences sur le fonctionnement du système de santé.

Compte tenu de cette situation, il n’est pas exagéré d’affirmer que le pays comptabilisera le plus grand nombre de décès par le Covid-19 dans le monde. Comment le Brésil a-t-il pu arriver à une telle situation? Pour tenter de comprendre, plusieurs spécialistes impliqués ces dernières décennies dans la mise en place des politiques de santé, ont été interrogés par Medscape édition portugaise. En voici le compte-rendu.

1. Des inégalités exacerbées par la crise sanitaire

Avant d’évoquer la lutte contre la pandémie, quelques particularités propres au Brésil sont à prendre en compte. Tout d’abord, le pays occupe la 79ème place dans le classement mondial de l’Indice de développement humain (IDH) du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Le calcul de cet indice, révélateur de la qualité de vie des habitants, est calculé sur la base de trois critères: le revenu brut par habitant, l’espérance de vie à la naissance et le niveau de scolarisation.

Selon le dernier rapport de 2019, c’est au Brésil que se trouve la deuxième plus importante concentration de revenus, un tiers des richesses du pays étant détenu par 1% de la population, pour un total de 210 millions d’habitants. Le revenu des femmes est inférieur de 41,5% à celui des hommes. On compte également 12,8 millions de demandeurs d’emploi et 40 millions de travailleurs indépendants, sans revenus fixes. Les fortes inégalités sociales du Brésil sont un élément fondamental pour comprendre la propagation de l’infection dans le pays, et ses conséquences. « Le Brésil est un pays émergent, avec un revenu par habitant faible et l’une des plus importantes inégalités en termes de répartition des richesses », résume le Dr José Carvalho de Noronha, ancien secrétaire à la Santé de l’État de Rio de Janeiro.

Rio de Janeiro : quartiers riches surplombés par des bidonvilles. Source: Dreamstime

L’accès à la santé reflète ces inégalités. Très inspiré du système de santé publique du Royaume-Uni (le National Health Service), le Sistema Único de Saúde (SUS) du Brésil est censé avoir pour vocation de soigner et de promouvoir la santé à un niveau universel. Le système a toutefois divergé. Aujourd’hui, 25% de la population disposant de revenus moyens ou élevés préfèrent s’offrir les services d’un vaste réseau d’établissements privés, comprenant des hôpitaux, des cliniques ou des laboratoires réputés. Les 150 millions d’habitants restants dépendent des soins fournis par le SUS, qui doit faire face à de nombreuses difficultés financières en raison de multiples coupes budgétaires. Il s’agit d’une population fragile, confrontée à des taux élevés de maladies chroniques, qui affectent plus particulièrement ceux dont les revenus sont le plus faibles. Selon l’Institut brésilien de géographie et de statistiques (IBGE), au Brésil, quatre adultes sur dix souffrent d’hypertension, de diabète, de maladies respiratoires, de maladies cardiaques ou de cancer, des pathologies dont l’incidence est en hausse en raison du vieillissement de la population.

« La pandémie de Covid-19 est tombée sur une société marquée par les inégalités et par un système de santé saturé, qui souffre d’un manque de personnel, d’équipements et de lits d’hôpital », explique le Dr Cavalho de Noronha. Dans un tel contexte, on pouvait aisément prédire que les plus pauvres allaient davantage être touchés par la maladie. Le virus SRAS-CoV-2 est arrivé au Brésil par avion, en se transmettant d’abord dans la population aisée. Le premier cas concerne un homme d’affaires de 61 ans, testé positif le 26 février, après un voyage en Lombardie en Italie, une région alors confrontée à une intensification de l’épidémie. Quatre jours plus tard, la presse évoquait la contamination d’une employée de maison par son employeur, dans un quartier chic du sud de Rio de Janeiro. Un cas emblématique des contrastes sociaux sévissant dans le pays. Aujourd’hui, l’infection se propage rapidement dans les périphéries des grandes villes, dans les quartiers les plus pauvres.

 
La pandémie de Covid-19 est tombée sur une société marquée par les inégalités et par un système de santé saturé. Dr José Carvalho de Noronha
 

2. Un manque de coordination

Lorsque les premiers cas ont été confirmés fin février, la situation n’apparaissait pas préoccupante. Mais, après plus de trois mois, le pays paie les conséquences d’un manque de coordination dans la gestion de crise. « Cette épidémie a été marquée par un manque de leadership de la part du ministère de la Santé, mais aussi de certains États du pays », souligne le Dr Gonzalo Vecina, fondateur et ancien président de l’Agence nationale de veille sanitaire (ANVISA) du Brésil.

Ces lacunes dans la capacité à diriger les opérations ont été constatées lorsque plusieurs problèmes ont émergé au niveau national, avec notamment des ralentissements dans la communication des résultats des tests de dépistage provenant des laboratoires publics. Pour le Dr Vecina, ce signal était révélateur de l’absence de discernement de la part du ministère de la Santé, qui aurait dû élaborer une politique nationale visant à améliorer le dépistage, avec une automatisation des tests pour combler certaines défaillances.

L’absence de coordination au niveau central a également eu un impact sur l’achat et la distribution des respirateurs artificiels et des équipements de protection, des tâches finalement assumées pour l’essentiel par les États et les municipalités locales. Dans un contexte international marqué par les incertitudes et aggravé par les tensions diplomatiques entre le Brésil et la Chine, plusieurs commandes de respirateurs ont été annulées ou retardées. Ce n’est que le 25 mai qu’une partie du matériel commandé à la Chine par l’État de Sao Paulo en début d’épidémie a été livré, soit 183 respirateurs sur un total de 3 000 appareils commandés. Une situation qui fait depuis l’objet d’une enquête par un juge d’instruction.

L’inertie observée dans la mise en oeuvres des mesures décidées pour ralentir l’épidémie a eu de graves conséquences. Début juin, le gouvernement n’avait pas encore fait aboutir les actions annoncées entre mars et avril, comme la livraison de 2 000 lits de réanimation d’installation rapide. Autre situation problématique: le délai de livraison des 14 000 respirateurs, que quatre sociétés brésiliennes se sont engagées à produire, pourrait atteindre 90 jours, ce qui signifie une fin des livraisons prévue pour novembre.

L’une des explications de ce retard est liée au fait que les autorités sanitaires ont eu des difficultés à croire que la pandémie pouvait toucher le Brésil, explique le Dr Ana Costa, directrice du Centre brésilien d’études sur la santé (CEBES). « Il est inacceptable que le Brésil se soit si mal préparé. Nous avons pourtant eu le temps suffisant depuis les premiers cas survenus en décembre en Chine. Il s’agit d’une grave omission de la part du gouvernement ». Selon la spécialiste, la lenteur de la réponse implique également des aspects plus complexes: « une bonne préparation aurait impliqué un ensemble de mesures de prévention en désaccord avec la politique économique très orthodoxe mise en oeuvre au Brésil ».

 
Il est inacceptable que le Brésil se soit si mal préparé. Dr Ana Costa
 

3. Des dépistages encore insuffisants

Les tests de dépistage étant en quantité insuffisante, il est encore difficile de rendre compte de l’ampleur de l’épidémie. Selon les données officielles, 871 800 tests PCR ont été réalisés avant le 26 mai 2020, dont 460 000 dans les laboratoires publics de référence, et 412 000 dans les quatre principaux laboratoires privés du pays. Des effectifs peu élevés en comparaison avec les millions de tests effectués dans des pays comme l’Allemagne, l’Italie, ou encore en Chine, qui compte poursuivre le dépistage dans la ville de Wuhan pour surveiller l’arrivée d’une éventuelle seconde vague d’infection avec 6,6 millions de tests supplémentaires prévus.

Le ministère de la Santé brésilien a tout de même admis que le dépistage était insuffisant. « Le Brésil a réussi à atteindre un certain niveau dépistage, qui reste insuffisant par rapport à la taille du pays. Mais, la situation est bien meilleure que celle observée ces derniers mois », a souligné le Dr Eduardo Macário, secrétaire adjoint à la Vigilance sanitaire au ministère de la Santé. En mars, 8 000 tests étaient réalisés chaque semaine dans le pays. On compte désormais 46 000 dépistages hebdomadaires. Selon le Dr Vecina, « ces chiffres sont extrêmement bas, en comparaison avec la moyenne des autres pays. Le Brésil aurait pu mieux se préparer à cette pandémie en renforçant le dépistage, l’un des points faibles de cette crise. »

 
Le Brésil a réussi à atteindre un certain niveau dépistage, qui reste insuffisant par rapport à la taille du pays. Dr Eduardo Macário
 

Le Brésil s’est retrouvé pris entre la nécessité d’importer des réactifs pour les tests de dépistage et celle de se fournir en ventilateurs mécaniques.

En septembre, le gouvernement devrait recevoir 10 millions de tests fabriqués au Brésil par la Fondation Oswaldo Cruz (FIOCRUZ), en plus du restant des 14 millions de kits de dépistage par PCR acheté à des entreprises étrangères, qui ont fourni jusqu’à présent 4,7 millions d’exemplaires. A ces stocks s’ajoutent les tests commandés par les gouvernements des différents États du Brésil, comme celui de Sao Paulo, qui a acheté 1,3 million de kits. Si tout se déroule comme prévu, la capacité de dépistage devrait atteindre 70 000 tests par jour. « Il risque toutefois d’y avoir des difficultés dans la capacité à lire ces tests », prévient le Dr Vecina. Jusqu’à très récemment, les automates à disposition dans les laboratoires avaient une capacité de traitement limitée.

Au laboratoire public de l’Instituto Adolfo Lutz, à São Paulo, on recensait fin mars 20 000 tests de dépistage en attente de traitement, ce qui impliquait un délai de deux semaines minimum avant d’avoir les résultats. Une situation observée dans tout le pays, forçant les États à trouver leurs propres solutions. Dans l’État de São Paulo, par exemple, un réseau de 17 laboratoires a été mis en place et associé au laboratoire de référence pour renforcer les capacités d’analyse, avec l’objectif de traiter 8 000 tests par jour.

4. Des déclarations non fiables

La sous-déclaration des cas de Covid-19 est jugée élevée. Les chercheurs estiment que les chiffres réels pourraient être, en moyenne, 7 à 12 fois plus importants que les chiffres officiels. Afin d’évaluer le taux d’infection dans la population, des scientifiques de l’université fédérale de Pelotas (UPFEL), à Rio Grande do Sul, ont analysé 25 000 échantillons de sang récoltés dans 133 municipalités. Publiée le 25 mai, leur étude a révélé un taux important d’individus immunisés contre le virus du SRAS-Cov2 et, par conséquent, un niveau élevé de sous-déclarations. Dans les villes de Recife et Rio de Janeiro, les taux de contamination pourraient être 13 fois supérieurs à ce qui est officiellement rapporté. A Manaus, ce taux serait 20 fois plus élevé. Dans la petite ville de Breves, située au nord du Brésil, le nombre d’individus qui ont été en contact avec le virus serait 87 fois supérieur aux chiffres officiels.

Autre signe suggérant un niveau élevé de sous-déclaration: la hausse des cas de syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) en comparaison avec ceux rapportés l’année précédente pendant la même période. Selon les données du système InfoGripe, on comptait au Brésil 23 112 cas de SRAS en 2019. Entre début janvier et fin mai 2020, 211 638 cas ont été recensés, dont seulement 73 679 testés positifs pour le virus SRAS-CoV-2. Par manque de dépistage, de nombreux décès liés à un SRAS ne sont pas associés à l’infection. Depuis le début de l’année, on recense au Brésil 47 000 morts du SRAS.

Des efforts ont été menés pour mieux surveiller la progression de l’épidémie et aider à la prise de décision, à travers notamment la mise en place de la plateforme MonitoraCovid-19 et l’Observatoire COVID-19 Br. « En évitant d’enregistrer les cas, la maladie est venue invisible, mais elle persiste bien au sein de la population. Avec ce scénario, la pression s’accentue pour obtenir un relâchement des mesures d’isolement. Or, il s’agit d’une grosse erreur, compte tenu de la progression de la maladie à l’intérieur du pays et de sa persistance dans les grandes villes », estime le Dr Diego Xavier, chercheur en épidémiologie à l’Institut de communication et d’information scientifique et technologique en santé (ICICT/FIOCRUZ), également affilié à l’Observatoire COVID-19 Br.

5. Des soins intensifs non accessibles à tous

Le système de santé brésilien a commencé à saturer bien avant le pic de l’épidémie.

« En 2018, près de 4,5 millions de personnes ont cessé d’être prises en charge par le secteur privé et ont commencé à avoir uniquement recours au système de santé publique SUS », a souligné le Dr Sidney Klajner, président de l’Hospital Israelita Albert Einstein (HIAE). Selon lui, l’impact de l’épidémie sur les revenus et sur l’emploi va inciter de nombreuses personnes à se replier vers le secteur public. « Cette tendance va alourdir encore davantage un système déjà sous-financé, qui en pratique traite les maladies, mais ne sait pas agir en matière de prévention, alors que celle-ci est de plus en plus importante », estime le Dr Klajner.

Le premier État affecté par le manque de lits de réanimation a été celui d’Amazonas (Nord du Brésil) début avril. Les données publiées dans la presse montrent que l’État compte 1,24 lits en soins intensifs pour 10 000 habitants. Selon l’Association brésilienne de médecine intensive (AMIB), il en faudrait 2,4 pour 10 000 habitants pour faire face à l’épidémie. Il manque, en outre, des médecins, des professionnels de santé formés aux procédures d’intubation, des respirateurs et des équipements de protection individuelle.

La situation observée à Amazonas, l’une des régions les plus touchées par l’épidémie, est révélatrice des inégalités dans la répartition des ressources sanitaires au niveau national. Le système de santé, qui associe le public et le privé, dispose en moyenne de 7 lits en soins intensifs pour 100 000 habitants et d’un total de 35 lits d’hospitalisation pour 100 000 habitants, qui restent surtout accessibles aux 25% de la population qui disposent de suffisamment de ressources pour couvrir les frais de prise en charge en clinique privée ou s’offrir une assurance complémentaire.

Les solutions proposées pour faire face à ces circonstances exceptionnelles varient beaucoup selon les États. Dans celui de Maranhão, le gouverneur a recouru à une loi invoquant l’urgence sanitaire pour réquisitionner des lits du secteur privé, avec la promesse d’une future compensation financière. A São Paulo, le gouvernement a loué des lits provenant d'hôpitaux privés. A Rio de Janeiro, où plusieurs lits sont encore disponibles dans au moins six établissements publics de la ville ne prenant pas en charge les patients atteints du Covid-19, la municipalité a décidé de monter des hôpitaux de campagne. Pourtant, la majorité d’entre eux ne sont pas encore prêts et le contrat signé pour leur mise en place fait actuellement l’objet d’une enquête pour soupçon de corruption.

Début mai, dans le réseau public, un plus grand nombre d'États affichait un taux d’occupation des lits de réanimation supérieur à 80%, un seuil jugé critique. Au même moment, le taux d’occupation en soins intensifs a commencé à se stabiliser dans le secteur privé ; la population la plus aisée, la première à avoir été touchée par l’épidémie, était plus susceptible d'adhérer aux mesures de confinement.

Compte tenu du manque de lits dans le secteur public et des postes vacants dans le privé, 97 établissements et plus de 3 000 personnes se sont associés pour lancer une campagne nationale en faveur d’une utilisation, en urgence et sous le contrôle des pouvoirs publics, de toutes les ressources hospitalières du pays, en particulier des lits de soins intensifs disponibles dans les cliniques privées. La création d’une filière spécialement dédiée à la prise en charge du Covid-19 est également réclamée.

6. Confinement, distanciation, isolement… Quelle réalité ?

Bien que le nombre de personnes infectées augmente, les mesures visant à restreindre les déplacements sont de moins en moins respectées dans tout le pays. Le 26 mai, on estimait qu’en moyenne 46% de la population des capitales des États brésiliens était confinée. Or, pour alléger le système de santé et réduire les contaminations, on estime qu’il faut au minimum 70% de confinement. A cette même période, dix États ayant adopté des mesures strictes d’isolement ont décidé d’assouplir les restrictions.

Les recommandations ambiguës émises depuis le début d’épidémie n’ont pas permis de faire comprendre le lien entre l’isolement social et l’allègement de la pression exercée sur le système de santé, ce qui a conduit à une faible adhésion des Brésiliens à ces mesures de confinement. Alors que le ministre de la Santé de l’époque, le Dr Luiz Henrique Mandetta, et plusieurs gouverneurs, ont défendu les mesures de prévention et de distanciation sociale, le président Jair Bolsonaro s’est dit surtout préoccupé par la situation économique et a affirmé, lors de plusieurs entretiens avec la presse, que le pays ne pouvait pas s’arrêter.

Jair Bolsonaro semble s’affranchir totalement de la science, en défendant notamment l’utilisation de la choloroquine chez les patients présentant des symptômes légers alors que le bénéfice de ce médicament dans cette indication n’est pas prouvé, en relativisant la gravité de la pandémie malgré les preuves évidentes, et en adoptant des attitudes contestées. Il a notamment pris l’habitude de se présenter en public sans masque, d’enlacer ses concitoyens et d’encourager les manifestations. Ses partisans, qui représentent 30% de la population, n’hésitent pas à manifester contre les mesures de confinement et pour exiger la fermeture du Congrès national et de la Cour suprême fédérale. Selon le Dr Costa, le Dr Mandetta a lui-même peu défendu la distanciation sociale. « Il ne s'est pas exprimé à la télévision pour avertir la population que, si les mesures de confinement n'étaient pas respectées, l'épidémie pourrait devenir encore plus meutrière. » 

L’aveuglement du gouvernement vis-vis des populations les plus vulnérables représente une autre défaillance structurelle dans la lutte contre la pandémie, qui se traduit par une absence de décisions politiques pour combattre le virus dans les bidonvilles (favelas) et en périphérie des grandes villes. Dans ces zones densément peuplées, où de petits espaces sont partagés par plusieurs personnes dans des conditions sanitaires dégradées, l’isolement est quasiment impossible à respecter.

« Au début de la pandémie, les médias et les autorités sanitaires ont recommandé des mesures préventives comprenant l’isolement, le lavage des mains plusieurs fois par jour, l’utilisation de gel alcoolique et le travail à domicile. Je me suis alors demandé: dans quel pays ces gens vivent-ils ? Envisage-t-on des mesures qui prennent en compte les conditions de vie d’une favela ? », a souligné Sonia Fleury, chercheuse en sciences politiques et coordonatrice du Dicionário de Favelas Marielle Franco , une plate-forme virtuelle visant à mieux faire connaître la réalité des favelas.

 
Envisage-t-on des mesures qui prennent en compte les conditions de vie d’une favela ? Sonia Fleury
 

« Il n’existe, par exemple, aucune formation pour les professionnels de santé pour apprendre à travailler avec les responsables locaux, afin d’orienter les individus soupçonnés d’être contaminés », explique-t-elle. A l’inverse, les mesures spécifiques destinées aux plus pauvres ont accentué le risque d’exposition au virus en les amenant à patienter dans de longues files d’attente, pour retirer auprès de la banque d’État les 600 rials (106 euros) d’aide d’urgence attribuée aux plus pauvres.

Ce manque de soutien et le nombre croissant de personnes infectées ont entraîné des conflits à travers le pays entre les responsables des bidonvilles et les autorités publiques. Pour compenser, certaines favelas ont pris leurs propres initiatives. C’est le cas dans celle de Paraisópolis à São Paulo, où des habitants ont été formés pour intervenir sur le terrain et la communauté locale a recruté des médecins et des ambulances. A Rio de Janeiro, le réseau Nós Pour Nós Contra o Coronavirus a été créé pour distribuer les fonds récoltés, informer sur l’infection et les mesures préventives, mettre en place des brigades d’assainissement, recruter des médecins et établir son propre réseau de soins d’urgence.

7. Une crise politique

Beaucoup se demandent si la crise sanitaire a déclenché la crise politique ou si la crise politique a aggravé la situation sanitaire. Sur le plan économique, la situation était déjà compliquée avant la crise. « Le pays avait une croissance négative et faisait face à de grandes difficultés pour initier une reprise économique », explique le Dr Carvalho de Noronha. Avec la pandémie, le produit intérieur brut (PIB) a reculé de 1,5%, soit le pire résultat depuis le 2ème trimestre de 2015.

La polarisation croissante de la politique fragilise et rend le contrôle de l’épidémie encore plus complexe. Le président Jair Bolsonaro s’est montré hostile envers les gouverneurs ayant adopté des mesures d’isolement, retarde le versement de fonds aux États et a changé deux fois de ministre de la Santé en moins d’un mois. Le Dr Luiz Henrique Mandetta a été démis de ses fonctions le 16 avril, après des désaccords sur l’utilisation de la chloroquine et la mise en place de mesures préventives de distanciation sociale. Le président aurait également été irrité par la popularité croissante du ministre. Inconnu de la majorité de la population, le médecin orthopédiste incarnait ce que la société attendait des autorités sanitaires en période de pandémie. Lors de sa démission, 76% de la population se déclaraient favorables à son action.

Dr Luiz Henrique Mandetta, ancien ministre de la santé, démis de ses fonctions en raisons de ses désaccords avec le président brésilien. Source: Ministère de la santé du Brésil

Le ministre de la Santé suivant, le Dr Nelson Teich, un oncologue et entrepreneur, est resté 28 jours en fonction avant de présenter également sa démission pour les mêmes désaccords que son prédécesseur. Le poste est resté vacant pendant près d’un mois avant que le secrétaire exécutif du ministère de la santé, le général de division Eduardo Pazuello, soit nommé pour occuper le poste de ministre de la Santé par intérim. Sans aucune expérience dans la santé, il est dévoué au président et suit sa ligne idéologique. Depuis sa prise de fonction, il a intensifié le remplacement des hauts fonctionnaires du ministère par des militaires. Plusieurs militaires auraient ainsi été nommés à divers postes de l’administration, selon la presse. Les experts alertent sur un risque de « militarisation » mise en place par le pouvoir pour supprimer une bureaucratie très qualifiée, jugée trop critique envers le programme de santé publique défendu par le gouvernement.

Reste que l’avenir du système de santé après la pandémie de Covid-19 fait actuellement l’objet de discussions portant sur la coordination des actions de santé entre les différents niveaux décisionnels du gouvernement, les relations entre les secteurs public et privé, la surveillance épidémiologique, le contrôle des zoonoses, la reprise de la production au niveau national de médicaments essentiels, ou encore la sécurité sanitaire.

L’épidémie aura eu au moins le mérite de faire prendre conscience du rôle central du SUS, estime la chercheuse Sônia Fleury. « La pandémie montre à la société brésilienne la nécessité de disposer d’un système de santé unique. Ce n’est pas un service dédié à ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, mais bien le pilier de la santé publique du Brésil dans tout son ensemble ».

L’article original « Uma pandemia em meio a um pandemônio » a été traduit et adapté par Vincent Richeux.

 

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