POINT DE VUE

Populations vulnérables : l'épidémie de COVID-19 a accentué les inégalités

Clément Loriol

14 mai 2020

Dr Jean-François Corty

Paris, France -- Le Dr Jean-François Corty - dont nous avions dressé le portrait quand il était directeur des opérations de Médecins du monde - est aujourd’hui médecin dans le centre d’hébergement d’urgence (CHU) la Rochefoucauld, situé dans le XIVème arrondissement de Paris. Géré par l’association Aurore et la Ville de Paris, c’est un centre d'hébergement où l’on soigne les plus vulnérables (femmes seules, familles précaires, sans abri…). En cette période épidémique, c’est aussi un lieu d'accueil Covid où l'on teste et héberge ce public précaire, quand il est suspect de contamination, en attendant les résultats des tests PCR.

Plusieurs fois par semaine, le médecin fait également des gardes de nuit dans une clinique du 19ème arrondissement de Paris qui gère des soins de suite et rééducation (SSR), et où de de nombreuses personnes âgées sont prises en charge, notamment en post-opératoire. 

Interrogé par Medscape édition française, Jean-François Corty, médecin de terrain et humanitaire, revient sur l’impact du Covid-19 sur les plus fragiles et sur la façon dont l'épidémie a mis en lumière les vulnérabilités sociales, économiques ou administratives en les accentuant. Pour finir, il rappelle que «la lutte contre les inégalités est une nécessité de santé publique au quotidien, plus encore dans ce contexte d’épidémie ».

Medscape édition française : Vous qui êtes sur le terrain, quel est l’impact de l’épidémie sur les plus précaires ?

Dr Jean-François Corty : Cette crise a accentué les inégalités et mis en lumière les vulnérabilités sociales, économiques ou administratives des plus fragiles : sans abri, sans papiers, personnes vivant dans des logements insalubres ou en difficulté sur le plan financier. J’ai observé sur le terrain l’impact important de cette crise sur les plus vulnérables, que cela soit dans mon activité de SSR où beaucoup de personnes âgées sont décédées (2 à 3 décès par semaine, contre 4 à 5 cas par an en temps normal). Mais aussi dans le centre Covid pour personnes précaires dans le XIVème arrdt où la crise a majoré les inégalités et la pauvreté.

Comment cette accentuation des inégalités se manifeste depuis le début de l’épidémie ?

Dr J.F. Corty : Cela se manifeste à plusieurs niveaux. Tout d’abord sur le plan professionnel, car les inégalités se creusent entre ceux qui ont la possibilité de faire du télétravail et ceux qui n’ont pas d’autre choix que de travailler sur le terrain. Contrairement aux personnes qui ont la possibilité de passer le confinement dans leurs résidences secondaires, certains vivent à plusieurs dans une seule pièce et ont été confrontés à plus de risques de clusters intra-familiaux, à plus de risques de violences intra-familiales voire conjugales (lire L’autre épidémie, les violences intrafamiliales ― quel rôle pour le médecin?) vis-à-vis des femmes, mais aussi des enfants, pré-ados et ados qui ont été en situation de stress important. Par ailleurs, le fait de ne pas pouvoir travailler quotidiennement a mis de nombreuses personnes en difficulté pour pouvoir se nourrir ou nourrir leur famille. Le nombre de personnes en demande d'aide alimentaire augmente de jour en jour. 

Cette crise a accentué les inégalités et mis en lumière les vulnérabilités sociales, économiques ou administratives des plus fragiles 

L'épidémie a aussi creusé les inégalités de façon indirecte. De nombreuses associations ont été mis en difficulté car il y avait un avait un risque de contamination chez les bénévoles, lesquels sont souvent âgés. Dans le centre Covid où je travaille, on a vu arriver des femmes migrantes qui se sont retrouvées à la rue car leur réseau de solidarité s’est s’étiolé ou parce qu’il n’y a pas de places dans les centres d’hébergement. Nous avons reçu des femmes isolées avec des nourrissons, ce qui montre l’insuffisance des dispositifs de mise à l’abri, y compris, pour les plus précaires. La dangerosité de la vie à la rue a aussi augmenté, avec plus de risques de violences, comme les viols, car il y a moins de témoins en raison du confinement. 

Outre les personnes en situation de précarité comme les femmes seules avec enfant ou encore les SDF, quelles sont les populations les plus vulnérables à l'épidémie ?

Dr J.F. Corty : De nombreuses personnes isolées ou personnes âgées sont mortes à domicile ou dans les Ehpad qui étaient en sous-effectif, dans des proportions qui correspondent à peu près de la moitié des décès liés au Covid-19.  Très concrètement, on a été confronté à l’impossibilité de transférer certains patients en réanimation. Et une situation de soins palliatifs de masse en urgence - à laquelle nous n’étions pas préparés - s’est imposée. De nombreux patients n’ont pas pu en bénéficier, notamment en raison du manque de moyens humains. 

Il faut évidemment ajouter les personnes qui ont des comorbidités (hypertension, diabète, asthme, obésité…), ce qui a aussi un lien avec la question de la malbouffe ou du mal logement. Aux Etats-Unis, les chiffres ont montré que la communauté afro-américaine est particulièrement touchée, surtout du fait de la pauvreté. On n’a pas encore vraiment fait le lien en France, même si on sait que le taux de mortalité est plus important dans certains départements, notamment en Seine-Saint-Denis (93). (Lire Taux de mortalité, confinement et violences conjugales dans le 93 : le point de vue du Dr Ghada Hatem)

Le fait de vivre dans des quartiers défavorisés [...] est-il en soi , comme le soutient l'épidémiologiste américaine Grace A. Noppert , une source de stress considérable, qui affaiblit le système immunitaire ?

Dr J.F. Corty : Oui, le stress est un enjeu majeur de santé publique. Non seulement sur le plan psychologique voire psychiatrique, mais aussi au niveau physiopathologique. On sait que le virus attaque non seulement le cœur, les poumons et les reins, mais aussi le système nerveux, notamment via notamment la porte d’entrée olfactive (perte de goût et d’odorat). Il induit des troubles cognitifs, comme par exemple la capacité à se concentrer ou d’interagir avec son environnement. Le virus peut aussi contribuer à l’accentuation de tableaux dépressifs ou de syndromes post-traumatiques. De plus, le stress lié à des situations d’enfermement, peut occasionner des décompensations psychologiques chez les personnes fragiles. Enfin, quand on voit les angoisses des personnes qui ont peur de la contamination, on peut se demander ce qui va se passer lors du déconfinement.  On va se retrouver dans une dualité relationnelle, car il faudra à la fois se méfier de l’autre en raison du risque de contamination, mais aussi obligatoirement sociabiliser, notamment pour aller travailler. Cela sera donc facteur de stress.

Il est en effet difficile de concevoir la construction d’un bonheur individuel et collectif quand on laisse les gens mourir autour de soi dans des conditions abominables.

Quelles leçons tirer de la hausse des inégalités durant cette crise ?

Dr J.F. Corty : Cette crise nous a montré que le taux de mortalité était particulièrement important chez les personnes isolées, âgées, fragiles, précaires, celles qui avaient des comorbidités… Si on ne favorise pas l’accès aux soins pour tous dans ce genre de contexte, partout où il y aura des foyers épidémiques, les conséquences seront dévastatrices pour les personnes les plus fragiles. La lutte contre les inégalités doit donc tout d’abord être abordée d’un point de vue moral. Il est en effet difficile de concevoir la construction d’un bonheur individuel et collectif quand on laisse les gens mourir autour de soi dans des conditions abominables, alors que l’on dispose de solutions pour atténuer les souffrances, en particulier dans un pays riche comme la France. Mais la lutte contre les inégalités est aussi une nécessité de santé publique au quotidien, plus encore dans ce contexte d’épidémie. Car plus les écarts de santé sont faibles entre les différentes couches de la population, plus l’état de santé global est bon. La baisse des inégalités est donc bénéfique pour tous.

La baisse des inégalités est bénéfique pour tous.

 

Jean-François Corty est co-auteur de Profession solidaire : chroniques de l'accueil (Éditions  Coédition Les Escales/Steinkis , à paraître en juin 2020)

 

 

 

 

 

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