POINT DE VUE

Taux de mortalité, confinement et violences conjugales dans le 93 : le point de vue du Dr Ghada Hatem

Camille Canet

4 mai 2020

Dr Ghada Hatem-Gantzer

Saint-Denis, France – Ces derniers temps, les médias et les réseaux sociaux se sont faits l’écho de comportements moins respectueux du confinement en Seine-Saint-Denis (93). Ils ont aussi rapporté un taux de mortalité particulièrement élevé dans ce département, dont de nombreux habitants vivent des situations de pauvreté et de précarité. Nous avons demandé au Dr Ghada Hatem-Gantzer, fondatrice de la désormais célèbre Maison des femmes (MdF) à Saint-Denis (93), et dont nous avions dressé le portrait il y a quelques temps, de nous faire part de son analyse. Rattachée au centre hospitalier Delafontaine de Saint-Denis, la Maison des femmes accueille des femmes vulnérables ou victimes de violence au sens large (IVG, excisions, agressions sexuelles, viols, incestes, violences conjugales…).

Au vu de l’augmentation des violences conjugales en France et en Seine-Saint-Denis depuis le début du confinement, nous lui avons demandé un état des lieux de la situation dans le 93.

 

Medscape édition française : Comment expliquer l’important taux de mortalité lié au Covid-19 dans le 93 ?

Dr Ghada Hatem : On a vu ces derniers temps la presse taper sur ces « malotrus du 93 » qui ne seraient même pas capables de respecter le confinement. Mais, dans le 93, il y a des gens qui n’ont rien et qui essayent de trouver des solutions. Il n’y a aucune commune mesure entre une famille de deux personnes vivant dans 100 m2 à Paris et un ambulancier du 93 qui habite dans un logement étriqué avec ses enfants. C’est d’autant plus difficile de confiner les gens que c’est l’enfer à la maison. On ne peut pas rester confiné à 8 dans un 30 m2. Par ailleurs, beaucoup de personnes dans le 93 vivent de petits boulots : aides-soignants des hôpitaux, caissiers, livreurs… Et, fatalement, ces gens sont en contact avec le public et sont donc plus malades que les autres. Donc cette surmortalité dans le 93 est avant tout liée aux conditions de vie désastreuses, aux petits boulots, et pas du tout au fait que les gens ne sont pas du tout ou moins respectueux qu’ailleurs des consignes. Si les gens meurent plus, c’est d’abord parce qu’il s’agit d’une population plus fragile, plus vulnérable, plus précaire, plus en contact avec le virus, plus obligée de se déplacer pour aller travailler, car beaucoup ne peuvent pas faire de télétravail.

Medscape édition française : Le nombre de médecins pour 100 000 habitants dans le département (le 93 disposait en 2017 d'une moyenne de 54,6 médecins généralistes pour 100 000 habitants, contre 71,7 en Île-de-France) joue-t-il un rôle dans cet excès de mortalité ?

Dr Ghada Hatem : Oui, il y a moins de médecins dans le 93, donc c’est plus difficile d’aller chez son médecin traitant. Certains sont obligés d’aller aux urgences qui sont, pour la plupart des gens, un endroit où on risque d’être contaminés. Donc, ça peut décourager les gens d’y aller…

Selon la secrétaire d’Etat à l’égalité femmes-hommes, Marlène Schiappa, on assiste à une hausse des signalements de violences conjugales auprès des forces de l'ordre depuis le début du confinement. Tandis que la plateforme du gouvernement Arrêtons les violences, « aurait eu cinq fois plus de signalements qu'habituellement pendant la période de confinement ». Observez-vous la même chose sur le terrain ?

Dr Ghada Hatem : La préfecture de Seine Saint-Denis, mais aussi la plupart des associations d’accompagnement et d’aide aux victimes ont constaté une baisse des signalements les 15 premiers jours du confinement. Mais, depuis début avril, toutes les associations observent le phénomène inverse, soit une augmentation des signalements. Le 3919 [le numéro « Violence femmes Info » voir encadré, ndlr] reçoit 40 % d’appels supplémentaires depuis début avril, après une baisse durant les deux premières semaines. On observe aussi une augmentation des violences sur ascendants (parents ; ndlr), mais aussi une hausse des agressions sur les enfants. Cela va avec l’idée que l’on se fait des violences dans la famille. Quand le conjoint est violent, sa femme, sa mère, ses enfants sont des victimes potentielles.

Comment expliquez-vous la hausse des violences conjugales en période de confinement ?

Dr G. Hatem : La grande difficulté, c’est que les hommes n’ayant pas d’exutoire ou la possibilité de sortir de chez eux sont sur-énervés. Imaginez un agresseur, qui est en général psychologiquement instable. Avec le confinement, il n’a pas la possibilité d’aller voir ses potes ou d’aller dans les bars pour évacuer son agacement. Donc il est fort possible qu’il s’en donne à cœur joie avec la victime qui est à proximité de lui. Quant aux femmes, elles n’ont aucune justification pour sortir. Elles ne peuvent pas dire « j’emmène les enfants à l’école ». En période de confinement, elles doivent être très créatives pour réussir à consulter des médecins. Et, ce n’est pas facile pour elles de se déplacer car il y a la peur d’attraper le virus, la peur des forces de l’ordre et du conjoint. Ce qui est compliqué, en période de confinement, c’est de faire venir les femmes vers les structures et les associations. Les rares femmes qui viennent aujourd’hui à la MdF sont dans des situations catastrophiques. Donc, on fait un maximum de choses par téléphone ou par mail, mais certaines femmes n’ont pas accès à Internet, d’autres ne peuvent pas téléphoner. C’est pour ça que le 114 (numéro d'alerte par SMS contre les violences conjugales, voir encadré) a été mis en place, car c’est beaucoup plus discret que d’appeler quand le mari est dans la même pièce. Ce qu’il faut aussi, c’est pouvoir intervenir au domicile très vite. La police a pris des mesures dans ce sens en disant qu’il fallait appeler le 17 pour les interventions en urgence et qu’elle s’engageait à intervenir rapidement.

Les rares femmes qui viennent aujourd’hui à la MdF sont dans des situations catastrophiques.

De multiples dispositifs (lire encadré ci-dessous) ont été mis en place depuis le début du confinement : 114, pharmacies et centres commerciaux transformés en postes d’alerte, plateforme temporaire de logements à destination des conjoints violents… Sont-ils efficaces ?

Dr G. Hatem : On assiste à une grande solidarité, à beaucoup de créativité en la matière. Il y a par exemple des permanences d’avocats, un fonds pour payer des nuits d’hôtel ou des kits d’hygiène quand femmes et enfants arrivent dans les chambres d’hôtel. Mais certains dispositifs fonctionnent plus ou moins bien, comme par exemple la possibilité de demander de l’aide dans les pharmacies, mais aussi dans les centres commerciaux. L’idée paraît bonne sur le papier, mais peu de personnes viennent. Les femmes continuent à avoir peur et ne sont pas forcément seules quand elles vont faire leurs courses. Comme il y a eu beaucoup de communication sur le sujet, les conjoints préfèrent souvent les accompagner quand elles vont faire les courses.

 

En octobre dernier, la HAS adressait une recommandation de bonne pratique aux professionnels de santé pour favoriser le repérage des femmes victimes de violences au sein du couple. De quoi s’agit-il ?

Dr G. Hatem : Tout à fait, il s’agissait de favoriser les dépistages, puisque les femmes victimes de violences n’en parlent pas trop. Elles sont capables d’aller aux urgences quatre fois de suite pour différents bobos liés à la violence pour lesquels personne ne va les questionner. Or, les généralistes sont souvent la première personne à laquelle elles envisageraient de parler, mais il faut leur ouvrir un peu la porte. Parce que si vous ne lui posez jamais de questions, elle ne vous dira rien. Mais si le médecin pose des questions qui montrent qu’il est sensibilisé, elle lui en parlera et il pourra la mettre en relation avec des associations, voire l’orienter vers des unités médico-judiciaires ou les médecins font des certificats médicaux descriptifs de coups et blessures pour accompagner la plainte du patient, mais aussi déterminent l’incapacité temporaire totale (ITT) (période pendant laquelle une personne est inapte physiquement à exercer une quelconque activité, ndlr) : 1, 3, 10 jours, 3 mois… Ce barème reste très important parce qu’il aura un impact sur la sanction de l’agresseur, et donc c’est très important d’avoir un certificat et d’aller porter plainte. Cette recommandation permet donc aux médecins d’orienter les victimes, de les encourager à aller porter plainte, de leur parler… Les professionnels de santé doivent aussi être vigilants sur différents symptômes et mettre des affiches dans leur salle d’attente pour que les femmes comprennent que c’est un sujet qui les touche et qu’elles s’autorisent à parler.

Les généralistes sont souvent la première personne à laquelle elles envisageraient de parler, mais il faut leur ouvrir un peu la porte

 

Quels genres de questions les médecins peuvent-ils poser ?

Dr G. Hatem : C’est toute la difficulté. Car les médecins disent : « on ne peut pas non plus y passer des heures car on doit déjà s’occuper de la tension, du diabète etc. » Or, il suffit simplement de poser quelques questions, de lui demander si elle a traversé des événements de vie violents ou douloureux. Si elle n’attendait que ça pour vous parler, elle va vous raconter que son mari la frappe, qu’elle a été violée… Le médecin ne doit pas éviter d’aborder les sujets sensibles par peur de passer trois heures avec la patiente, car on n’attend pas de lui qu’il règle tous les problèmes en consultation. Il va lui donner des conseils, des adresses d’associations (conseil juridique, hébergement d’urgence…) vers lesquelles se tourner. Autre sujet de préoccupation des médecins : si je pose des questions à ma patiente, elle va pleurer, déprimer, voire faire des tentatives de suicide. Mais ce n’est pas le cas en général : les femmes sont simplement soulagées de pouvoir enfin en parler.

Les professionnels de santé doivent aussi être vigilants sur différents symptômes et mettre des affiches dans leur salle d’attente pour que les femmes comprennent que c’est un sujet qui les touche et qu’elles s’autorisent à parler.

 

Les dispositifs et numéros d’appel durant le confinement

Le gouvernement a mis en place un système d’alerte dans les officines durant le confinement. Les victimes ont la possibilité de prévenir le pharmacien (en utilisant le nom de code « masque 19 » si elles sont en présence de leur mari) qui contactera les autorités.

Autres dispositifs :

  • Les « nouveaux points d'accompagnement éphémères », notamment dans des associations et centre commerciaux.

  • Le 3919 « Violence femmes Info » dédié aux violences faites aux femmes (de 9h à 19h du lundi au samedi), de même que le 119 dédié à l’enfance en danger (24h/24 et 7j/7), sont ouverts durant la période de confinement, le 17 restant le numéro à contacter en cas d’urgence.

  • La plateforme de signalement des violences sexuelles et sexistes mise en place par le ministère de l’intérieur « arretonslesviolences.gouv.fr » est un autre canal accessible 24h sur 24 et 7 jours sur 7. Elle permet de contacter de façon anonyme des policiers ou gendarmes formés et en capacité de mener des enquêtes et des interventions concernant les violences conjugales.

  • Par ailleurs, l’alerte peut désormais être donnée par un simple texto au 114, ce qui peut déclencher l’intervention des forces de l’ordre.

  • Quant à l’association Femmes Huissiers de Justice de France, elle propose des actes gratuits pour les femmes victimes de violences conjugales.

  • Un numéro d’écoute pour les auteurs de violence a également été créé : le 08 019 019 11 (9h-19h). Il vise à accueillir la parole d’hommes se sentant au bord du passage à l’acte, de façon à leur offrir une soupape de décompression et la possibilité d’exercer une action préventive.

  • Le gouvernement a aussi lancé une plateforme temporaire d’hébergement pour les auteurs de violences conjugales. Mise à la disposition des procureurs, elle apporte une réponse immédiate pour éloigner les conjoints violents du domicile conjugal tout en leur imposant un contrôle judiciaire.

 

 

 

Commenter

3090D553-9492-4563-8681-AD288FA52ACE
Les commentaires peuvent être sujets à modération. Veuillez consulter les Conditions d'utilisation du forum.

Traitement....