Paris, France – Se dirige-t-on inévitablement vers une deuxième vague épidémique ? Alors que la question des modalités du déconfinement est sur toutes les lèvres, plusieurs études de modélisation de l’immunité collective publiées ces derniers jours laissent entrevoir des perspectives assez sombres pour les semaines et les mois à venir. Ainsi, grâce à l'utilisation d'outils de modélisation mathématique et statistique, des chercheurs de l'institut Pasteur et du CNRS, en collaboration avec l'Inserm et Santé publique France, ont établi que 5,7 % de la population française, soit 3,7 millions de personnes, aurait été contaminée par le Sars-Cov2 [1]. Un niveau d'immunité très inférieur au niveau nécessaire pour éviter une seconde vague épidémique. Interrogée par Medscape édition française, Lulla Opatowski, l'une des co-autrices de cette étude, a expliqué les tenants et les aboutissants de ces travaux.
Medscape édition française : Comment avez-vous construit votre modèle pour estimer le taux d’infection en France ?
Lulla Opatowski : Nous avons tenté avec des données de surveillance du virus, qui constituent la part émergée de l'iceberg, de modéliser le processus complet, en l'occurrence la partie de la population qui est réellement infectée mais « invisible », ainsi que le nombre d’hospitalisations et de décès. Ici, les méthodes de calcul ont été adaptées à la problématique du Covid, en prenant en compte des spécificités de l'histoire naturelle du virus. Mais ce sont des problématiques assez classiques en épidémiologie des maladies infectieuses et des méthodes couramment utilisées dans l'unité dirigée par Simon Chauchemez.
Avez-vous été étonné par le principal résultat de cette étude, à savoir que seuls 6% de la population aurait été infectée par le Covid19 ?
Lulla Opatowski : Non pas vraiment étonnée, mais un peu déçue. Nous n'étions pas très étonnés car les premiers résultats de modélisation que nous avions de l'épidémie en mars, juste avant le confinement, nous montrait clairement que nous étions au début de l'épidémie, dans la phase exponentielle, en pleine explosion. Nous savions que si nous attendions encore, nous arriverions sans difficulté à la saturation totale des hôpitaux. Au début de l'épidémie et au moment du confinement, donc nous nous attendions à avoir un taux d'infection assez bas, mais c'est vrai que ce taux est décevant pour tout le monde. Parce ce que cela veut dire que le problème est loin d'être résolu.
Estimation de la proportion de la population infectée au 11 mai 2020 pour chacune des 13 régions de France métropolitaine[1]

Source : Estimating the burden of SARS-CoV-2 in France. 2020. ffpasteur-02548181f
Vous concluez votre étude en affirmant que sans mesure drastique il faut s'attendre à un rebond de l'épidémie. Avez-vous idée de l'ampleur de ce rebond ?
Les modèles nous disent que si l'on revient à un modèle pré-confinement, c'est-à-dire avec un fonctionnement habituel de la société, sans réduction des rassemblements, sans gestes barrières, et bien l'épidémie reprendra là où elle en était, avec la même force. Nous reviendrions avec un R0 (taux de contagiosité) de 3. Mais en observant des mesures de contrôle, nous pouvons ralentir l'épidémie, qui va forcément reprendre, mais avec une force différente. Ce ne serait donc pas une deuxième vague mais une continuité de l'épidémie. Tout le travail sera de mettre en place les mesures de contrôle qui vont nous permettre de la maitriser.
Dans votre étude, vous avez catégorisé des populations beaucoup plus à risque de décès que d'autres. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Les facteurs de risque sont assez connus. Sachant que dans cette étude nous ne prenons pas en compte les facteurs de risque cliniques, nous constatons globalement que le risque de décès dépend fortement de l'âge des personnes contaminées.
Distribution des décès en France[1]

Source : Estimating the burden of SARS-CoV-2 in France. 2020. ffpasteur-02548181f
Vous évoquez deux catégories de patients, ceux qui décèdent rapidement après admission en réanimation et ceux qui restent longtemps en réanimation avant de décéder. Savez-vous comment expliquer ce phénomène ?
Il y a en effet ces deux catégories de personnes mais nous n'avons pas d'explications là-dessus, c'est une observation à partir de nos données.
Une étude de l'Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique (EHESP) tend à démontrer que le confinement a pu sauver 60 000 personnes [2]. Que pensez-vous de cette étude ?
Les chercheurs de l’EHESP ont analysé à peu près les mêmes données que nous et ont utilisé un modèle assez proche du nôtre. En revanche, ils n'ont pas visé la même finalité. Alors que nous cherchions à savoir quelle serait la situation en termes d’immunité collective le 11 mai, les chercheurs de l’EHESP ont construit un scénario alternatif en regardant ce qui serait advenu si l'on n'avait rien fait. Donc, c'est une étude tout à fait sérieuse, cohérente, proche de ce que l'on a fait. Quand ils estiment le nombre de morts qui ont été évités, il y a un intervalle de confiance, mais les données sont assez cohérentes. De toute manière, nous avons mis en place le confinement à cette fin : éviter un nombre de morts trop important. Grâce à cette modélisation, nous nous rendons compte que le confinement a eu un effet puissant. Ce que prédit ce modèle nous donne aussi une idée de ce qui se passerait si nous ne prenons aucune mesure à la sortie du confinement...
Sur votre résultat principal, à savoir 6% des personnes infectées, avez-vous estimé la marge d'erreur ?
Nous avons en effet donné des intervalles de confiance. Par ailleurs, des analyses de sensibilité ont été effectuées sur les événements pour lesquels nous avions des incertitudes. Ainsi, concernant l'infectiosité des enfants, nous avons fait varier un certain nombre de paramètres, du fait des lacunes sur les connaissances sur le Covid. Nous avons aussi fait varier les paramètres au sujet dont les contacts ont pu être modifiés par le confinement. Nous avons aussi testé le taux d'attaque* en fonction des différents groupes d'âge, ou encore les délais entre l'apparition des symptômes et l'hospitalisation ou l'admission en réanimation. Pour ces différents paramètres, nous avons calculé un intervalle de confiance, qui intègre l'incertitude sur la qualité des données. Par exemple, pour l'Ile-de-France, nous établissons un taux d'infection de 12,3% mais l'intervalle de confiance nous donne une fourchette comprise entre 7,9 et 21,3%. Pour l'Auvergne-Rhône-Alpes, c’est 4,4% [2,7 – 8,3].
*En infectiologie, le taux d’attaque est l’incidence cumulée : il se calcule en rapportant le nombre de nouveaux cas pendant une période au nombre de cas à risque sur la même période
Vos résultats corroborent-ils d'autres projections à l'échelle internationale ?
C'est assez proche de ce que les Anglais avaient estimé pour la France, autour de 5%.
Avez-vous été étonné par le taux de mortalité de 0,53% ?
Non, pas tellement. C'est un taux de mortalité populationnelle qui est assez proche des estimations que nous avons constatées dans d'autres études. Ce taux de mortalité dépend énormément de l'âge. S'il est très faible chez les jeunes, il est beaucoup plus élevé chez les personnes plus âgées. C'est assez cohérent avec ce qui avait été publié dans d'autres études.
Travaillez-vous actuellement sur des modélisations de la poursuite de l'épidémie post-confinement ?
Oui, de nombreux chercheurs travaillent sur des scénarios de déconfinement, mais également sur le Covid, pour mieux comprendre tous les aspects qui sont encore peu connus, comme l'infectiosité des enfants par exemple. Il y a également des travaux sur la dissémination au sein des hôpitaux et des EHPAD, qui sont actuellement en cours, le risque d'infections nosocomiales, etc.
Que pensez-vous de cette étude qui tend à montrer que 13,9% des New Yorkais pourraient être infectés par le Covid-19 ?
Je ne l'ai pas lue, j'en ai entendu parler dans la presse, mais ce n'est pas éloigné de ce que l'on a constaté sur Paris par exemple, où nous estimons le taux d'infection autour des 10%. Donc cela me parait plausible.
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Citer cet article: COVID-19 : une deuxième vague est-elle inévitable au vu de l’immunité collective actuelle? - Medscape - 30 avr 2020.
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