
Pr Eric Galam
France – Comment les médecins libéraux ont-ils vécu l’épidémie et la période de confinement ? Ont-ils souffert de se voir mis sur la touche au profit de l’hôpital puis déchargés de leur patientèle – qui a, pour un temps, renoncé aux soins délaissant les cabinets ? Comment ont-ils vécu l’ « affaire rocambolesque des masques » ? Se sont-ils sentis soutenus par les institutions ? Nous avons posé ces questions au Pr Eric Galam. Médecin généraliste à Paris, il a participé, en tant que spécialiste des questions de burn-out des soignants, à la rédaction de « Souffrance des professionnels du monde de la santé : prévenir, repérer, orienter », publiée le 12 mai par la Haute autorité de santé dans le cadre de ses « réponses rapides ». Professeur à l’Université de Paris, responsable du DIU « Soigner les soignants », conseiller pour la plateforme nationale d’entraide de l’Ordre des médecins et membre de l’Observatoire national pour la qualité de vie au travail des professionnels de santé, il nous livre son ressenti et sa vision de la souffrance psychologique des soignants au sortir du confinement.
Medscape édition française : Comment avez-vous vécu l’épidémie et la période de confinement à titre personnel ?
Pr Eric Galam : Je n’ai pas été malade, ce qui est une chance car ce n’est pas le cas de tous les soignants et je ne suis plus tout jeune. Selon la Caisse autonome de retraite des médecins de France (CARMF), une quarantaine de médecins sont décédés au cours de cette épidémie (voir encadré). Nombreux sont ceux qui ont été malades et auront des séquelles… Je ne suis pas non plus confronté à des problèmes financiers, ce qui est un souci en moins. Je sais que ce n’est pas le cas de nombre de mes confrères. Néanmoins, au début de l’épidémie, j’ai connu deux semaines très difficiles où j’ai dû gérer un changement radical dans l’organisation de mon cabinet. J’ai fermé ma salle d’attente, mis un masque et même une blouse. J’ai radicalement changé de pratiques en passant de « totalement non programmé » à « rendez-vous exclusif ». Ce qui a des avantages et des inconvénients, tout comme la téléconsultation, à laquelle je me suis mis comme beaucoup d’autres.
Quelle a été, selon vous, la principale souffrance des médecins libéraux pendant le confinement ?
Pr Eric Galam : Je pense que beaucoup de médecins, notamment de jeunes médecins y compris des internes et des externes, ont voulu aller au front et n’y ont pas toujours trouvé leur place, ce qui leur a donné le sentiment de ne pas participer aussi pleinement à la prise en charge de l’épidémie qu’ils l’auraient souhaité. Il y avait ce côté « C’est la guerre, je veux y aller » et on me dit « reste tranquille », ce qui est très frustrant et disqualifiant. Moi-même, dans les premiers jours du « tsunami » épidémique, je me suis porté volontaire pour prendre des gardes dans le cadre d’un accueil dédié aux patients Covid et prendre ainsi ma part du flux de patients. Un local avait même été évoqué dans le 18ème arrondissement par la Communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) à laquelle je participe. Mais, au final, rien de tout cela ne s’est produit…car les décideurs et les médias ont dit aux patients « appelez le 15 ou rendez-vous à l’hôpital, mais n’allez surtout pas chez votre médecin ». Même si la décision pouvait être pertinente d’un certain point de vue, le fait est, qu’au plus fort de l’épidémie, le Samu s’est vite trouvé submergé et les temps d’attente se sont allongés. J’ai même un patient dont le fils a renoncé à attendre qu’on lui réponde et que j’ai vu mourant le lendemain. Créer des urgences avancées avant l’hôpital, gérées par des médecins généralistes, aurait pu être une option mais elle a été récusée.
Les médecins généralistes ont-ils l’impression d’avoir été mis sur la touche ?
Oui, ils ont le sentiment de ne pas avoir participé aussi pleinement que cela aurait été possible, nécessaire et souhaitable. On aurait pu s’organiser autrement notamment via les CPTS, mais ce n’est pas le choix politique qui a été fait. Même si elle a pu protéger certains médecins, cette stratégie a quand même été vécue comme un gâchis, un mépris et aussi un peu, une désolation.
Y-a-t-il eu d’autres aspects de cette crise sanitaire que les médecins n’ont pas digéré ?
Outre le fait de ne pas pouvoir contribuer à l’effort sanitaire national, l’ « affaire des masques » a été très mal vécue. D’une part, parce que recevoir des patients sans être protégé était très dangereux, mais aussi d’un point de vue symbolique. Quand le président Macron affirme à la télévision « vous allez avoir des masques », que l’on se rend le surlendemain à la pharmacie, et qu’on apprend que leur nombre est limité à 18 et méticuleusement surveillé, c’est très frustrant. La violence a été à la fois concrète : « je ne peux pas travailler » – mais cela a été résolu, en quelque sorte, par le fait qu’il n’y avait pas de travail puisque les cabinets de médecins se sont vidés – mais aussi très symbolique : « les masques sont plus importants que moi, qui suis soignant ». Nous envoyer continuer à soigner sans protection (ou en nombre insuffisant) a été vécu comme une grande violence, et non sans une certaine colère. Quand on a l’impression que ce que l’on fait est dur mais que l’on est reconnu et respecté pour son travail, on peut supporter beaucoup plus de choses que lorsqu’on a l’impression que l’on n’est qu’un outil, que ça ne sert à rien et que, pire, l’on se moque de nous. Et c’est vraiment le sentiment qu’ont eu les médecins avec ces mensonges autour de la disponibilité des masques. De plus, nous médecins avons tous été confrontés à des choix éthiques difficiles qui font partie de notre métier et il faut le rappeler. Enfin, la question des traitements a aussi perturbé nombre de confrères tentés de s’abstraire des règles fondamentales de la recherche médicale (fondée sur la preuve et non sur l’adhésion ou le nombre) pour un volontarisme optimiste et sensationnel. Malheureusement, le médicament miracle n’a pas encore été trouvé….
Y-a-t-il quand même des points positifs dans la gestion de la situation dans l’urgence ?
Même si c’est un peu inhabituel de le dire, il faut reconnaitre que l’assurance maladie a très bien géré la situation. En étant très pertinente et réactive, elle a facilité la vie des médecins en permettant notamment que la téléconsultation, remboursée à 100%, se mette en place très rapidement et sans envoi de feuilles de soin papier. Ils ont été très bons, même si on a reçu beaucoup d’informations – presque trop – qu’il a fallu intégrer très vite. De même, la CARMF a été facilitante en autorisant la prise en charge des médecins pendant toute la durée de l'interruption d'activité liée au Covid-19, et celle des médecins libéraux malades du coronavirus, ou en situation de fragilité. Elle a aussi débloqué de l’argent, et c’est une bonne chose, pour éviter la fermeture des cabinets. De son côté, le Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM) s’est mobilisé avec sa plateforme d’aide globale et coordonnée (0800 288 038) et des prises de position pertinentes notamment sur le respect du secret médical lors du tracing. Enfin, les échanges entre collègues, notamment les groupes type WhatsApp ont beaucoup apporté d’infos et de partages d’expérience et de présence.
Et en termes d’expérience personnelle ou collective ?
L’autre point positif, c’est le vécu collectif pour un bien commun. Je pense en particulier aux internes qui ont démarré leur premier stage d’internat de médecine générale aux urgences il y a 6 mois et ont pris le flot de malades du Covid. Ceux avec qui j’ai pu échanger ont plutôt bien vécu cette période. Pas toujours bien protégés – parfois avec des sacs poubelles, etc – mais plutôt bien encadrés par leurs chefs, ils ont beaucoup appris et cela a renforcé leur vocation plutôt que l’inverse. Quant aux externes, dont certains ont fait « fonction d’aide-soignant », ils ont touché au premier niveau du soin, et c’est une expérience très importante.
Les plateformes de soutien psychologique ont-elles été utiles ?
Oui, c’est très important et il s’en est créé et développé beaucoup pendant la crise. Néanmoins, au-delà de l’aspect psychologique, il ne faut pas oublier les aspect social, professionnel, juridique ou encore financier. C’est pourquoi la plateforme du conseil de l’Ordre a développé une écoute confraternelle. Cela correspond à l’idée, qu’en cas de crise professionnelle, l’un des premiers besoins est d’échanger avec un autre professionnel. Toutes ces plateformes ont été utiles, je ne sais pas ce qui va en rester mais il est sûr que l’on a vécu quelque chose de très intense.
Et après ?
Cette épidémie va probablement constituer un choc existentiel, culturel et structurel pour la santé, un peu comme l’a été le Sida en son temps. Nombre d’entre nous sont meurtris. Espérons que nous en sortirons aussi grandis. L’épisode va être métabolisé par les uns et par les autres, et par la collectivité. Chacun assumera ses responsabilités à sa mesure et à sa place. Le « Ségur » de la santé lancé le 25 mai va-t-il marginaliser encore la médecine libérale comme le craignent certains ? Nous verrons et chacun se relèvera et continuera ou pas, comme il pourra…
38 médecins libéraux décédés du Covid
La Caisse autonome de retraite des médecins de France (CARMF) déplorait, au 7 mai 2020, 38 décès de médecins directement liés à ce virus :
22 médecins en activité (dont 2 en cumul retraite / activité libérale),
16 médecins retraités.
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Citer cet article: COVID-19 : « Ne pas pouvoir monter au front et contribuer à l’effort a été une vraie souffrance pour de nombreux médecins généralistes» Pr E. Galam - Medscape - 2 juin 2020.
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