POINT DE VUE

L’autre épidémie, les violences intrafamiliales ― quel rôle pour le médecin?

Véronique Duqueroy

Auteurs et déclarations

28 avril 2020

Paris, France ― À l’annonce des mesures de confinement, associations et professionnels de santé, dont le Dr Marie Le Bars sur Medscape avaient alerté, non seulement sur le risque de recrudescence de violences conjugales, mais aussi sur les difficultés des victimes à obtenir de l’aide dans ces circonstances exceptionnelles. Les violences intrafamiliales ont, comme dans de nombreux pays ayant instauré un confinement, effectivement explosé. Le 26 mars, le Ministre de l’intérieur confirmait qu’en seulement deux semaines, le nombre d’interventions avait augmenté de 32% en zones de gendarmerie et 36% à Paris.

Dr Emmanuelle Piet

La mise en place en urgence de nouvelles mesures, comme un dispositif d’alerte dans les pharmacies ou dans de « nouveaux points d'accompagnement éphémères » (associations, centre commerciaux) est-elle suffisante pour freiner cette nouvelle épidémie de violences? Quel peut être, concrètement, le rôle des médecins dans la prise en charge des victimes? Quel sera l’impact sanitaire au moment du déconfinement? Medscape a interrogé le Dr Emmanuelle Piet, médecin de Protection maternelle et infantile (PMI) et présidente du Collectif féministe contre le viol.

Medscape édition française : Une des premières mesures de lutte contre les violences conjugales est le dépistage. Que préconisez-vous ?

Dr Emmanuelle Piet : Il faut systématiquement poser la question des violences lors de la consultation. De façon très simple : « est-ce que votre mari est gentil ? Comment se passent les relations sexuelles ? Avez-vous déjà subi des violences ? » Et les femmes répondent. Toutes les études que nous avons menées [1,2,3,4] montrent que les femmes sont soulagées qu’on leur pose la question. Personnellement, je n’en ai jamais rencontrées qui m’ont reproché de leur avoir demandé. Après, elles peuvent répondre ce qu’elles veulent, mais en tant que soignant, il faut absolument le demander, et ce régulièrement.

Donc interroger, mais pas uniquement lors de la première consultation ?

Oui, même si on suit la patiente depuis des années. La vie des gens change ! Demander « est-ce que ça va toujours bien à la maison ? », ce n’est pas compliqué. La patiente va répondre. Lors d’une première consultation, elle peut dire oui, et puis une semaine après, alors qu'elle nous connaît mieux, dire non.

Comment cela impacte-t-il la prise en charge ?

Cela peut complètement changer la prise en charge. La patiente peut consulter pour un vieux mal de dos, mais en fait elle prend des coups… Même chose pour l’observance. Parfois on reproche à certaines femmes de ne pas prendre leurs médicaments, de ne rien comprendre aux prescriptions… mais si on savait que monsieur planque l’insuline et déchire les ordonnances, on arriverait mieux à équilibrer. C’est vrai aussi pour l’hypertension, pour la contraception. La femme qui n’arrive pas à prendre sa pilule tous les jours, ce n’est pas qu’elle est idiote ! C’est que parfois le compagnon a confisqué la pilule. Autour de l’observance, la violence se retrouve de façon majeure. Donc, encore une fois, il faut poser la question de la violence systématiquement.

 
Autour de l’observance, la violence se retrouve de façon majeure.
 

Vous insistez également sur la nécessité de recevoir la patiente seule.

Assez souvent, dans les couples où il y a violence, le conjoint s’impose durant la consultation. Les médecins devraient vraiment réfléchir au secret professionnel. Je considère, par exemple, que c’est une vraie faute médicale, que sous prétexte de suivi de grossesse, on reçoive le couple lors des deux premières consultations. Les tests VIH, les violences… cela ne doit pas se discuter en présence du conjoint. Le secret professionnel n’est pas à partager avec le mari. C’est la femme qui choisira de le partager ou pas, mais pas le médecin. Nous n’avons donc pas le droit de donner des résultats à un couple.

 
C’est une vraie faute médicale, que sous prétexte de suivi de grossesse, on reçoive le couple lors des deux premières consultations.
 

Y a-t-il un risque que le conjoint violent empêche la femme d’aller consulter s’il ne peut pas être présent ?

Si on établit les règles en disant « les 2 premières visites se font sans le conjoint et vous pouvez venir après si vous le souhaitez », ça marche, et d’ailleurs en général il ne revient jamais. Il est fondamental que cela se passe dès le départ. Au début de ma carrière, j’acceptais les couples pour les suivis de grossesse, c’était « la mode »… et j’ai commencé à m’apercevoir de l’emprise que certains pouvaient exercer sur leurs compagnes. Par exemple, ils connaissent très bien la date des règles de leur femme, répondent à sa place… elle n’a pas de place pour s’exprimer. Et si on fait participer un conjoint violent, il ne partira jamais. Un jour, je n’ai pas réussi à faire sortir un homme violent, je me suis retrouvée au milieu… C’était très compliqué. 

Si le compagnon n’est pas physiquement présent, peut-il quand même exercer un contrôle ?

Oui, grâce au téléphone ! Assez souvent, les compagnons violents vont téléphoner pendant le rendez-vous médical… et les femmes répondent ! Au début cela me contrariait beaucoup… Mais en fait, elles y sont obligées car l’appel est pour leur dire « je sais que tu es chez le médecin, alors tu ne dis rien ». Mais paradoxalement cela peut devenir une arme pour le praticien : au lieu de reprocher à la patiente de répondre, on peut lui faire prendre conscience de la situation « je vois que vous êtes surveillée, est-ce que vous vous sentez ‘’fliquée’’, voulez-vous en parler ? ». On va alors pouvoir discuter avec elle de ce contrôle qu’elle subit.

Dans quelle mesure le téléphone est-t-il un outil de contrôle dans les violences conjugales ?

Une étude à Paris montrait que 90% des femmes victimes de violence avaient subi du cyber-harcèlement de la part de leur partenaire (ou ex.), et que 21% avaient un logiciel espion dans leur téléphone qui identifie où elles sont, qui elles appellent, à qui elles envoient un email etc. Donc dans certains cas, on peut leur demander d’éteindre leur téléphone quand elles arrivent au cabinet. D’ailleurs parfois elles répondent « lequel ? » !

Si les téléphones sont contrôlés, comment les femmes peuvent-elles utiliser les moyens mis à disposition – numéros et site web – pour appeler à l’aide durant le confinement ?

Heureusement, parfois les maris sortent du domicile, c’est là qu’elles peuvent téléphoner. Nous avons des appels à Viols Femmes Informations, où tout d’un coup la conversation s’arrête car le mari revient. Elle rappellera…

Avez-vous observé une diminution des appels depuis le début du confinement ?

Durant les deux premières semaines nous avons reçu 20% d’appels en moins, avec un cinquième des appels où la dame était confinée avec le violent, donc c’était plus compliqué. Maintenant nous sommes revenus aux chiffres d’avant. Ce qu’on observe, c’est une augmentation des interventions (de plus +30%). Il n’y a pas forcément plus de signalements, car il y a moins de plaintes, mais les forces de l’ordre interviennent beaucoup plus, parce qu’elles interviennent moins sur d’autres choses en ce moment… Mais nous n’avons pas les chiffres, ni les informations, sur qui alerte ou qui appelle la police [entourage, voisins?]…

Le 14 avril, dans un communiqué, l’Association des Jeunes Chirurgiens Maxillo-Faciaux constatait une hausse de l’incidence d’hospitalisations et interventions de traumatologie faciale en lien avec une agression domestique, et lançait un appel « Parlez-en à votre chirurgien ! ». Mais chez le chirurgien, n’est-il déjà pas trop tard ?

En fait, toutes les études montrent la même chose. Plus on questionne précocement et systématiquement, plus on peut aider à ce que cela n’aille pas aussi loin. Les femmes victimes de violences ont un circuit dans les urgences. Cela commence en médecine ou en chirurgie : elles ont eu un bras cassé, elles sont tombées dans l’escalier ; après elles ont avalé des médicaments ; et elles finissent en psychiatrie. Si on les avait vraiment interrogées au moment du bras cassé, on aurait pu, avec une prise en charge différente, arrêter ce processus plus tôt. Et les femmes avec un handicap sont encore plus à risque de violences conjugales. Certaines sont même handicapées car elles ont été victimes de violences.

Que pensez-vous de la mise en place du système d’alerte dans les pharmacies ?

C’est un moyen de plus. Le problème reste la communication : ces campagnes d’information communiquent à la femme, mais aussi à l’agresseur. Donc maintenant certains hommes ne les laissent plus aller à la pharmacie. Mais d’autres pensent qu’ils ont leur femme tellement sous contrôle, qu’elle ne les quittera pas. C’est alors qu’elle peut sortir, et là oui, ça marche. Ce type d’hommes violents, on peut les avoir grâce à leur vanité…

Avez-vous un retour des pharmaciens sur ces nouvelles mesures ?

Des affiches leur sont distribuées. Certains n’ont pas voulu les mettre, mais d’autres oui. Cela s’accompagne d’une fiche technique pour qu’ils sachent quoi faire. Il faut que lorsqu’une femme leur demande de l’aide, ils la reçoivent dans un espace de confidentialité et non pas dans la queue, comme on le voit dans les pharmacies en ce moment, et voir si elle veut qu’on appelle le 3919.

À Bruxelles, pendant le confinement, la police rappelle les femmes qui ont porté plainte 3 mois auparavant pour faire un suivi. Cela peut-il se faire en France ?

Alors c’est magnifique comme idée, mais cela ne se fait pas en France. A Bruxelles, ils ont également un centre de prise en charge contre les violences sexuelles qui est formidable. Il y a de vraies réflexions à l’étranger, mais la France est assez en retard. Mais il y a plein de choses qui existent déjà et qui marcheraient si on les appliquait. Par exemple l’ordonnance de protection, c’est très bien, encore faut-il que les juges des affaires familiales en prononcent. Les plaintes, c’est très bien, encore faut-il qu’elles soient prises…

L’ État vient d’être récemment condamné pour faute lourde dans un féminicide. Cela va-t-il changer la donne ?

C’est très encourageant. Car en effet, la plupart des études montrent que dans 80% des féminicides, il y a eu une carence au niveau de la police ou de la justice. C’est aussi ce que nous constatons :  des plaintes non prises, pas de suivi des plaintes, pas de suivi des contrôles judiciaires. J’ai une patiente qui a obtenu des mesures d’éloignement du conjoint pour elle, mais pas pour les enfants. Donc depuis un mois, il la harcèle via les enfants, qu’il maltraite par ailleurs. Il faut donc qu’on s’améliore dans la protection familiale.

Le numéro d’alerte 119 pour les enfants maltraités a enregistré un bond de 80% des appels depuis le confinement. Fallait-il s’y attendre ?

C’est une réalité. La maltraitance est très sous-évaluée. En ce moment les enfants sont toute la journée à la maison, dans des conditions maximales pour qu’un père ou une mère de famille un peu violent s’énerve...

La Secrétaire d’État à l’égalité a annoncé «  20 000 nuitées hôtel pour les victimes de violences  » durant le confinement, l’ Olympique de Marseille héberge les familles qui doivent quitter leur domicile… Ces mesures vous paraissent-elles efficaces ?

Oui, tout à fait. Et durant le confinement, il y a eu des nouveautés : en Seine-Saint-Denis, il y a des chambres d’hôtel prévues pour les conjoints des femmes qui ont des ordonnances de protection. Ce que l’on constate depuis 15 jours, c’est que lorsqu’on annonce aux violents qu’ils vont être confinés dans ces chambres… et bien ils trouvent toujours un autre lieu. Aucun ne reste. Alors que les femmes, dans ces chambres, dans le même type d’hôtel pas très confortable, avec leurs enfants, elles y restent, elles n’ont pas d’autres solutions. Cela montre bien qu’elles sont prêtes à partir à n’importe quel prix.

Le confinement a donc permis de mettre en place des mesures d’éloignement du conjoint violent ?

Cela existait déjà mais le confinement a fait bouger les choses. Et c’est très bien, même si cela ne marchera pas pour tout le monde.  Certaines femmes ne veulent pas rester dans un appartement qui a été « repeint au sang ». Mais beaucoup, oui, resteraient bien à leur domicile. La plupart du temps, elles n’ont pas ce choix, elles doivent partir avec une valise sous le bras, avec leurs enfants, en oubliant le biberon et le carnet de santé…

Quelles autres mesures vous semblent plus utiles ?

La campagne où il faut appeler le 3919, c’est bien. La protection, ça serait mieux. Les mesures de protection ne sont pas suffisantes. Nous faisons 2 ou 3 signalements par semaine, puisque nous recevons des appels à Viols Femmes Informations, mais cela n’aboutit pas toujours. Par exemple, une jeune fille nous a appelé car elle était inquiète pour son amie, qui a 14 ans, et qui était confinée avec son frère violeur. Une autre jeune fille, enceinte des suites d’un viol et habitant chez son père qui avait récupéré ses enfants, a appelé sa mère qui nous a alerté. Mais devant la police, la jeune fille s’est rétractée par peur du père. Elle reste donc confinée chez son père violent. On a pourtant signalé en indiquant la violence. On sous-estime la peur des victimes. Il y a une présomption de crédibilité pour les victimes. Les violents sont présumés innocents, et les victimes présumées non crédibles… C’est une patiente qu’on retrouvera en demande d’IVG prolongé lorsqu’elle aura le droit de sortir…

 
Il y a une présomption de crédibilité pour les victimes.
 

Que redoutez-vous au sortir du confinement ?

Le grand défi sera les IVG. Je pense en particulier aux filles mineures victimes de violences familiales qui ne peuvent pas sortir, qui n’auront pas pu avorter et qui vont arriver avec 16-17 semaines d’aménorrhées. Nous allons avoir de vrais problèmes de ce côté-là. Même chose pour les adultes confinées et victimes de violences, qui n’auront pas pu aller avorter, car elles ne peuvent pas en parler ou sortir… On va se retrouver avec des IVG avec des délais dépassés. C’est pourquoi nous demandons à ce qu’on puisse, à cause du confinement, faire des IVG à 16 semaines et au-delà pour celles qui le veulent. Sinon il va y avoir un vrai drame.

Pensez-vous obtenir cette prolongation pour les IVG ?

Nous avons obtenu la prolongation de 9 semaines en IVG médicamenteuse, nous allons peut-être pouvoir obtenir cet autre prolongement. Nous avons lancé une pétition que les médecins peuvent signer, dans laquelle nous demandons, à titre exceptionnel pendant la durée du confinement, de réaliser des aspirations jusqu’à 16 semaines d’aménorrhée, soit 14 semaines de grossesse. Le manque de personnels soignants, la limitation des déplacements et les violences rendent en effet difficile l’accès à l’IVG. 

Les mesures, mises en place en urgence et exceptionnellement durant cette crise, pourront-elles perdurer ?

Oui, il faudra évaluer ces mesures et les garder si elles fonctionnent. J’aimerais que la possibilité d’envoyer des SMS au 114 (qui doit être enregistré dans le téléphone, cela ne peut pas se faire en direct) pour les femmes surveillées, soit maintenue. J’ai fait des visites à domicile de femmes qui étaient complètement séquestrées… Le 114 est alors une option.

 
Ces conditions de crise vont peut-être faire, qu’enfin, certaines femmes vont pouvoir parler.
 

Il faudrait continuer non seulement à avoir de vraies interventions policières lorsqu’il y a appels au secours des femmes, mais aussi à maintenir les alertes dans les pharmacies si cela fonctionne, et à isoler/reloger le violent plutôt que la victime, etc. Il en ressortira peut-être du positif. Et ces conditions de crise vont peut-être faire, qu’enfin, certaines femmes vont pouvoir parler. On aura peut-être plus de révélations à la sortie du confinement.

Ressources téléphoniques et SMS pendant le confinement

3919 – Violences intrafamiliales (du lundi au samedi, de 9 h à 19h)

119 - Enfance maltraitée

115 – Pour un hébergement d'urgence

114 – Numéro d’alerte par SMS

17 (Police secours) ou le 112 – en cas de danger immédiat

0 800 05 95 95 - Viols femmes informations

01 40 47 06 06 - Ecoute violences femmes handicapées 

Internet

arretonslesviolences.gouv.fr - plateforme pour entrer en contact avec un  policier ou un gendarme et préparer une plainte, sans trace sur l'historique de l’ordinateur.

ecoute@fdfa.fr  - Mail dédié pour les femmes déficientes auditives :

femmeshuissiersdejusticedefrance.com - actes gratuits pour les femmes victimes de violences conjugales par l’Association Femmes Huissiers de Justice de France

Rappel pour les victimes

  • parler des violences subies

  • garder des preuves d’une violence physique

  • garder en lieu sûr un journal des violences (dates, menaces, témoins)

  • avoir suffisamment de crédit sur le téléphone mobile

  • avoir un sac d’urgence avec argent, papiers d’identité, vêtements

  • identifier un lieu de refuge d’urgence sûr pour la victime et les enfants (résidence d’un ami, hébergements de secours associatifs etc.)

 

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