POINT DE VUE

« Nous sommes très proche d’un scenario catastrophe », le point sur l’épidémie avec B. Davido

Véronique Duqueroy

Auteurs et déclarations

30 mars 2020

France — Ils s’étaient préparés, avaient réorganisé les services, étudié les courbes… 15 jours plus tard, le Dr Benjamin Davido (infectiologue, CHU de Garches) et son équipe, font, malgré les mesures de confinement, face à un scénario catastrophe. Au-delà des places en réanimation ou du manque de matériel, c’est l’épuisement des soignants, mais aussi la sévérité inattendue de la maladie qui fait craindre le pire.

Medscape édition française : Le 13 mars dernier, votre hôpital se préparait à affronter d’épidémie. Aujourd’hui, 28 mars, quelle est la situation ?

Dr Benjamin Davido : C’est difficile, mais pour le moment nous tenons. Nous sommes aidés par les confrères dont l’activité est réduite en raison de la crise, comme les chirurgiens ou ceux qui travaillent dans des services d’hôpitaux de jour, mais reste la difficulté de gérer l'afflux croissant de malades, et surtout, la gravité de la maladie. Et nous sommes en déficit d’infirmières, d’aides-soignants et de médecins formés à la réanimation...

Est-ce que les « nouveaux » soignants ont pu être suffisamment formés?

Non, et j’ai du mal à le comprendre. Il aurait fallu s’y prendre plus tôt. Il existe à Paris un centre qui est censé faire de la formation accélérée pour des infirmières, mais j’ai du mal à penser qu’en trois à quatre jours on puisse former une infirmière spécialisée en soins critiques. Alors certes, entre n’avoir personne et des soignants qui font du mieux qu’ils peuvent, c’est sûr qu’il vaut mieux être aidé, mais nous allons vers une inégalité dans la qualité des soins au fur et à mesure que la crise s’accélère. C’est délicat parce que cela nous confronte au problème non politiquement correct du turn-over des lits. La réalité aujourd’hui est que nous arrivons à une saturation des lits de réanimation et nous sommes exactement sur les modèles mathématiques à 100 lits près.

Vous ne vous attendiez pas à une saturation aussi rapide des services ?

Honnêtement non. Il y a un mois, je pense que personne n’aurait cru que cette situation puisse arriver en France. Maintenant, tous les collègues font face à une augmentation journalière de 20 % de patients en réanimation et tout le monde a compris que de façon inexorable, nous allons arriver à saturation, compte tenu du délai moyen de séjour. On sait que quand les malades restent plus longtemps en réanimation, on ne va pas pouvoir créer des lits, on ne va pas pouvoir pousser les murs. C’est donc devenu une maladie de réanimateurs et non plus une maladie d’infectiologues ni de pneumologues. Et les réanimateurs sont des gens très sensés, qui doivent décider de qui vivra et ne vivra pas. Et même s’ils le font de façon quotidienne, là c’est un nouveau challenge, ils doivent le faire face à une seule maladie, dont le traitement est le respirateur. Je ne suis pas réanimateur, mais je le vois bien par les entrées de malades dans le service des maladies infectieuses : plus nous allons ouvrir de lits ― parce qu’il y a de plus en plus de demandes pour des malades qui sont de sévérité modérée ― plus nous allons potentiellement amener des malades en réanimation.

 
C'est une maladie de réanimateurs, et non plus une maladie d’infectiologues ni de pneumologues. Dr Benjamin Davido
 

Quelle est la part de patients de votre service qui vont en réanimation ?

Un tiers des malades.

Cela change-t-il la répartition des malades selon les formes modérés ou sévères ?

En fait, il faut d’ores et déjà se préparer à évaluer si le malade est très sévère d’emblée. Il ne faut peut-être pas l'accepter s'il est à risque de passer en réanimation et qu'il ne faut pas le déplacer. Il faut se poser la question : « est-ce que le malade est réanimatoire dès son arrivée? ». C’est quelque chose que l’on n’a jamais fait pour aucune autre maladie. On ne statuait pas, dès que le malade mettait le pied à l’hôpital, s’il était « réanimatoire » ou non.

Ce filtre en amont est nécessaire parce que nous ne pouvons pas savoir ce qui se passe. Je prends l’exemple de quelqu’un qui va s’aggraver pendant la nuit : ce sera la décision du réanimateur de garde, et non pas notre décision à nous. Et lorsque le malade arrive, même s’il y a 2 chances sur 3 que cela se passe bien, nous allons quand même d’emblée demander à la famille : « s’il est amené à s’aggraver, et potentiellement mourir, est-ce qu’on le réanime? » Et les familles de patients que j’ai eues au téléphone cette semaine, ont très bien compris l’enjeu, qu’il s’agit d’une maladie grave. On a beaucoup dit que c’était une « grippette », mais lorsqu’ils sont à l’hôpital, les patients se rendent bien compte de la réalité. C’est certes une pneumonie virale, mais avec des dimensions de sévérité comme on en avait jamais vues et qui n’épargnent personne.  Avant-hier encore, j’ai monté en réanimation un monsieur de 35 ans qui, en 36 heures d’hospitalisation, a nécessité une assistante ventilatoire.

Quid du message « les jeunes ne risquent rien, ce sont les personnes âgées ou fragiles qui sont à risque »?

C’était l’interprétation de nos instances pour nous rassurer. Bien évidemment, la nature a horreur du vide et en volume ce sont les plus âgés et les plus fragiles qui vont payer la facture de cette maladie, comme n’importe quelle autre maladie d’ailleurs (cancer etc.). C’est une évidence et on retrouve les mêmes conseils que pour la grippe, qui tue plus facilement les sujets vulnérables. Mais à un moment donné, une fois que cette maladie aura décimé les plus fragiles, du fait qu’il n’y a pas d’immunité au sein de la population, elle va toucher les jeunes. Ceux-ci ont juste un peu plus d’endurance, mais un certain nombre (probablement en raison de ces orages cytokiniques, ces formes sévères foudroyantes) ne seront pas épargnés. La létalité est certes beaucoup plus faible chez les moins de 40 ans (0,1 %)… mais ce 1 pour 1000 chez des sujets de moins de 40 ans ne correspond pas du tout à une maladie bénigne ! C’est tout l’éventail de tranches d’âges de population qui est concerné, à une proportion différente. Et c’est quelque chose qu’on ne peut pas absorber en termes de volume de flux patients. D’autant plus qu’il y a 40 % de mortalité en réanimation.

Qu’est-ce qui vous inquiète le plus dans le déroulement de cette crise ?

Au-delà du nombre de lits, et du manque de matériels ― j’entends certains collègues qui commencent à vouloir faire ce qui a été fait en Italie, c’est-à-dire utiliser un respirateur pour 2 malades ― à un moment donné on va manquer de moyens humains. Parce que faire de la réanimation, du soin à des malades très précaires, de la dialyse, de la surveillance de machine ventilatoire, ça ne s’improvise pas. Cela demande une formation qui se fait sur plusieurs années. Les professionnels tombent malades, aussi. Pour l’instant on a plus de formes bénignes chez les soignants, mais cela crée de l’absentéisme. Le corps médical n’est pas invulnérable face à cette maladie et on peut imaginer, dans un scénario-catastrophe, que plus l’épidémie avance, plus on va avoir une certaine réserve des soignants qui va dire « je n’ai pas envie d’y aller parce que j’ai peur. » Et on l’entend déjà un peu.

Physiquement on pourrait, en réanimation, accueillir huit malades supplémentaires. Mais pour ouvrir ces huit lits, il faut certes des machines, mais il faut les moyens humains. Si on me dit qu’on est capable de doubler voire de tripler les capacités d’accueil, je ne suis pas sûr qu’on soit capable de tripler les capacités humaines, sans considérer la fatigue des soignants dont certains travaillent quasiment un jour sur trois, jour et nuit. J’ai assisté à des scènes terribles où se croisaient dans le couloir le malade qu’on allait monter en réanimation et celui qui venait de décéder. Pour les réanimateurs, c’est moralement très dur. Et on sait très bien que nous en avons encore pour plusieurs semaines voire des mois. Je suis donc inquiet pour notre équipe et pour les équipes des collègues de réanimation devant la durée de l’épidémie.

Les modélisations et projections présentées pour organiser cette lutte contre l’épidémie de Covid-19 ne collent donc pas à la réalité? 

C’est exact. Une équipe de Rennes a publié des estimations du nombre de malades sévères, du nombre de nécessités de soins critiques, etc. à la mi-avril en se basant sur des modèles mathématiques. Nous ne sommes probablement pas très loin de ces chiffres, peut-être même quelques jours en avance sur les projections. On pensait que grâce à la mise en place du confinement, nous serions probablement dans le scénario optimiste de cette épidémie — car c’est ainsi qu’on raisonne en mathématiques : un scénario catastrophe et un scénario optimiste. Mais maintenant je pense que nous sommes très proche du scénario catastrophe. Nous sommes encore au début de la vague et les mathématiques ne peuvent pas tout nous dire, mais les dernières estimations sur l’Île de France étaient de 4000 cas de patients nécessitant des soins critiques au pic de l’épidémie. Et aujourd’hui nous sommes à quasiment 1500 cas sévères, alors que la capacité en Île-de-France est estimée autour de 1600 lits de soins critiques. Si on arrive à ce scenario catastrophe, on se demande comment on va gérer ce delta de 2000 malades…

 
je pense que nous sommes très proche du scénario catastrophe. Dr Benjamin Davido
 

On nous a dit « il faut freiner la courbe pour se préparer » mais les préparations malheureusement ne suffisent pas, le matériel ne suit pas. On commence à récupérer les stocks de masques, on se rend compte qu’on n’a plus d’écouvillons pour faire des dépistages, qu’on n’a plus de sur-blouses…  

En revanche, ce qui nous reste c’est peut-être un peu plus d’ingéniosité, nous réfléchissons quotidiennement à des situations. C’est mon espoir. Et c’est aussi pour cela qu’il faut déclencher plus largement les thérapeutiques qui pourraient être utilisées en amont, que ce soit avec l’hydroxy chloroquine et l’azithromycine, ou avec un autre traitement.

 

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