
Dr Benjamin Davido
La France compte désormais plus de 3600 cas confirmés de SARS-CoV2. Le pays se dirige-t-il vers un scenario à l’italienne ? Quelles sont les mesures prises actuellement dans les hôpitaux ? Sont-elles suffisantes ? Quels conseils les infectiologues peuvent-ils donner aux professionnels de santé ? Le Dr Benjamin Davido, infectiologue à l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches, médecin référent de crise COVID-19, et référent médical du Plan Blanc, a répondu à nos questions.
Medscape : Quelle est la situation actuelle dans votre hôpital?
Benjamin Davido : Depuis le début de cette semaine, nous avons une augmentation inquiétante et très importante des cas. Actuellement nous recevons 1 demande téléphonique d’évaluation de dépistage toutes les 2 minutes, et 1 demande d’évaluation d’un patient suspect ou déjà positif toutes les 10 minutes (pour lequel on cherche un lit d’hospitalisation). Nous avons dû assigner 2 médecins à temps plein à cette tâche.
Parallèlement, aujourd’hui (le 13 mars), en consultation ambulatoire de dépistage des soignants suspects, 40% sont revenus positifs au SARS-CoV-2. On a atteint un niveau de contamination en milieu communautaire préoccupant qui témoigne que le virus circule à l’extérieur mais aussi à l’intérieur des hôpitaux. Ce chiffre est d’autant plus préoccupant qu’il y a 10 jours nous étions proche de 0%… Cette augmentation n’est pas le fruit du hasard.
Lorsque nous n’avions qu’une quarantaine de cas en France, nous comptions sur les établissements de santé de référence (ESR) de niveau 1, comme l’hôpital Bichat ou la Pitié-Salpêtrière à Paris, pour absorber le flux de malades. Maintenant que nous avons dépassé la barre des 3000 personnes contaminées, il est évident que la douzaine d’ESR de niveau 1 sur le territoire ne suffit plus. Désormais, les établissements de deuxième ligne, comme notre hôpital, sont à leur tour à flux tendu.
Nous avons dû nous adapter et mettre en place des unités COVID-dédiées. Nous avons aujourd’hui une unité de 11 lits, prévue pour s’agrandir jusqu’à 20 lits d’ici la semaine prochaine. Les établissements n’ont désormais plus le temps ni la place pour accueillir et répondre à la demande de dépistage. Jusqu’à il y a encore 15 jours, le dépistage des patients suspects devait se faire en secteur d’hospitalisation avec mesures de confinement ; aujourd’hui ce n’est plus possible car ces places sont occupées par des cas positifs avérés. Dès lors, la suspicion et le dépistage se font aux urgences, ce qui correspond à un stade 3 de la gestion de la crise, alors que cela n’a pas encore été officiellement activé, ce qui témoigne d’une réelle tension sur le flux de patients arrivant dans les hôpitaux.
Y-a-t’il des structures annexes à l’hôpital pour permettre le dépistage?
Certains hôpitaux ont installé des tentes en amont des services d’urgences, mais encore faut-il en avoir la capacité : avoir la place et le nombre suffisant de soignants ! Et ces tentes permettent seulement de faire un diagnostic ambulatoire, elles ne permettent pas d’accueillir les patients jugés fragiles ou présentant une forme sévère justifiant d’une hospitalisation en secteur d’isolement dédié.
Nous dirigeons-nous vers un scenario à l’italienne?
Il est certain que les courbes épidémiques italienne et française se superposent, elles sont juste décalées dans le temps d’une dizaine de jours. Une des différences entre les deux pays, est que l’Italie a une cartographie particulière avec une sectorisation de la gestion sanitaire dans chaque région, ce qui a peut-être entraîné un retard dans l’organisation des soins. L’Italie a également appliqué une régulation des zones géographiques : en considérant par exemple que seulement le Nord du Pays était touché ce qui a postériori était probablement une erreur. Mais de la même manière, en France, à la mi-février, on ne réfléchissait qu’à partir des clusters ou des gens qui revenaient de zones à risque pour lesquelles, à 10 km près, on ne retenait pas le patient comme suspect, alors que le lendemain cette zone était devenue un cluster ! Aujourd’hui en France on ne parle plus de zones ou de foyers de COVID-19, et l’on ne prend plus en compte la notion de voyage. A contrario, on raisonne sur la sévérité de la maladie, et c’est l’existence d’une pneumonie inexpliquée qui fait suspecter le diagnostic de COVID-19, ce d’autant qu’elle est grave d’emblée (en réanimation par exemple).
Nous sommes maintenant dans une problématique de santé publique majeure : nous sommes restés à un stade 2 en termes d’alerte sanitaire – c.à-d. qu’on fait du dépistage de gens qui ont des symptômes compatibles, y compris mineurs. Mais comme il n’y a plus de notion de voyage et que les symptômes compatibles sont un tableau grippal comme « avoir de la fièvre, le nez qui coule, ou tousser », et que chronologiquement on se retrouve au même moment que le pic de l’épidémie de grippe, on a un afflux énorme de gens qui consultent et peuvent avoir soit une authentique grippe avérée, soit une autre infection virale saisonnière (essentiellement des rhinovirus). Ce sont des tableaux compatibles avec le nouveau coronavirus et à partir desquels on ne peut pas, sur les formes bénignes, faire cliniquement de distinction. Il devient donc impossible de dépister tout le monde… on n’aura de toute façon pas assez de matériel. On en vient désormais à compter le nombre de coton-tige pour faire les prélèvements…
La France s’y est-elle prise trop tard pour prévenir cette pénurie de matériel?
Oui. A titre personnel, depuis 10 jours, avec des collègues, nous nous sommes démenés avec l’ensemble des équipes soignantes pour monter en urgence une structure d’hospitalisation et de dépistage afin de pouvoir faire ces diagnostics, même si une partie semblait dubitative devant l’absence d’anticipation de nos instances localement. Je ne leur en veux pas, car nos instances ministérielles à un plus haut niveau ne nous ont pas donné les moyens de faire ces prélèvements, puisque les laboratoires eux-mêmes n’avaient pas encore les machines pour dépister. En revanche, ce qui aurait dû être anticipé, c’est la situation actuelle où l’on se retrouve avec des questionnements sur des pénuries de masques : il y a des médecins généralistes qui ne peuvent pas recevoir de patients en cabinet faute de masques chirurgicaux (les FFP2 n’ont d’intérêt démontré qu’en réanimation et pour la réalisation du prélèvement) alors que nous sommes en période de grippe saisonnière et de rhume… et de coronavirus ! Les gels hydro alcooliques sont également en pénurie. Faute de mieux il faut s’en remettre au lavage des mains, ce qui est un retour en arrière sur nos pratiques d’hygiène. C’est pourquoi, il faut dès demain un plan national qui correspond à la pandémie telle qu’elle a été déclarée par l’OMS. La prise en charge, selon le plan actuel, n’est pas tenable dans la durée car à court terme nous ne serons plus en capacité d’accueillir et réguler le flux de patients hospitalisés ni même peut-être de les dépister.
Comment s’est déroulé la mise en place de votre unité dédiée au COVID-19?
Nous avons ouvert notre unité il y a environ 15 jours afin de répondre à une demande de tension sur les ESR de niveau 1. Comme devant toute nouvelle épidémie, il y a eu au départ beaucoup d’appréhension, notamment de la part des aides-soignants et des infirmiers. Nous l’avions anticipée avant d’ouvrir le service. C’est ce qu’on a connu avec le VIH dans les années 90’ et avec les bactéries hautement résistantes (BHRe) dans les années 2010. C’est une réaction normale. Dans un deuxième temps, une fois qu’on a expliqué les enjeux et surtout que l’on est capable de se protéger efficacement face à la transmission de cette maladie [à l’hôpital] en utilisant des masques FFP2 notamment, tout le monde a participé avec une énergie extraordinaire.
Le mode de transmission est-il vraiment maîtrisé dans votre unité?
Oui, dans l’hôpital il l’est. Les soignants contaminés l’ont été probablement pour une majorité dans la communauté ou parce qu’ils n’avaient pas pris les bonnes précautions au début de l’épidémie en ne revêtant pas de masque alors que le patient avait des signes compatibles de la maladie (toux, notamment). Personnellement, je pense avoir plus de risque de contracter le virus dans les transports en communs qu’à l’hôpital ! Nous sommes d’ailleurs en train de travailler sur une cohorte pour analyser les facteurs de contamination spécifiquement des soignants : afin de savoir précisément quelle est la part de la contamination à l’extérieur de l’hôpital, ou lors de réunions, ou lors de la non-application des précautions (port du masque et gel hydro-alcoolique).
Il est certain que dans notre service des maladies infectieuses, il y a un biais car nous avons l’habitude de nous protéger, donc le risque est manifestement et heureusement résiduel. Ce qui est dangereux, c’est par exemple un malade hospitalisé en orthopédie pour une fracture de hanche et qui tousse ; on ne va pas forcément penser au COVID-19, et en orthopédie, la politique hors du bloc n’est pas au port du masque.
Quel est votre niveau d’anxiété?
Je n’ai personnellement pas peur d’être contaminé. Je suis en revanche très préoccupé de savoir que les chiffres montent de façon exponentielle ; nous sommes au début de l’épidémie, donc c’est normal. Mais la question est : va-t-on avoir les moyens physiques (masques, solution hydro-alcooliques…) et humains (pourra-t-on travailler sans arrêt de jour, de nuit, les week ends… ?) à moyen constant et sans aide supplémentaire ? Si l’épidémie dure 3 mois, ce que je pense, cela va être très dur. La politique de santé actuelle est de freiner l’épidémie en restant au stade 2 de l’alerte, d’aplanir la courbe épidémique pour ne pas saturer les systèmes de santé… ce qui veut dire que l’épidémie sera possiblement plus longue. L’hôpital en France est en crise depuis des années ; au mois de janvier les professionnels de santé manifestaient pour dénoncer le manque de personnels soignants et pour expliquer que la politique de rigueur qui visaient à fermer des lits à l’hôpital et promouvoir l’activité ambulatoire n’était pas viable… Aujourd’hui, on ré-ouvre des lits dans les hôpitaux et on réquisitionne des lits pour hospitaliser des malades suspects de coronavirus. Ce matin des agences régionales de santé nous demandaient d’ailleurs d’annuler toutes les hospitalisations programmées non urgentes.
D’Italie nous viennent des témoignages dramatiques de médecins qui ont dû faire des choix éthiques difficiles en raison du manque de matériels (respirateurs, lits…). Envisagez-vous cette situation en France?
C’est un poids qui repose essentiellement sur les réanimateurs. Nous en avons discuté entre infectiologues, et nous pensons que c’est une question qui malheureusement se posera lorsqu’on n’aura plus de place en réanimation… ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle. Mais les patients COVID-19 avec une forme sévère restent longtemps à l’hôpital (environs 3-6 semaines) donc si l’épidémie dure, cela risque en effet d’arriver. Mais cet algorithme décisionnel n’est malheureusement par rare en médecine. On décide de ne pas réanimer un patient dont on sait que la réanimation ne le sauvera pas. Ce qui est nouveau, c’est qu’il s’agit d’un type de maladie pour laquelle on n’a pas l’habitude de prendre ce genre de conduite.
Toujours en Italie, plusieurs médecins rapportaient que les patients de moins de 40 ans, sans comorbidité, pouvaient également présenter des formes graves de COVID-19. Voit-on la même chose actuellement en France?
Actuellement, un tiers des patients hospitalisées en réanimation en France n’ont pas de facteur de risque, dont une partie moins de 40 ans. On ne sait pas encore pourquoi. Il y a probablement un terrain génétique facilitateur de la maladie. Une des hypothèses est qu’il s’agirait d’un syndrome de reconstitution immunitaire paradoxal (IRIS), tel qu’on peut le voir parfois dans d’autres maladies infectieuses comme la tuberculose ou le VIH.
Comment expliquer la quasi-absence de cas pédiatriques sévères? Les enfants pourraient-ils, au cours d’une deuxième vague épidémique, être plus sensibles?
Il y a actuellement deux hypothèses : on sait que les enfants sont exposés à de nombreux coronavirus différents, ils pourraient donc avoir développé une immunité vis-à-vis de ces virus, et ne font donc pas de forme clinique symptomatique sévère. La deuxième hypothèse est que le COVID-19 n’arriverait pas à s’accrocher sur l’épithélium respiratoire des enfants. Cet épithélium, immature, n’aurait pas ou très peu de récepteurs.
On peut raisonnablement penser qu’en cas de deuxième vague, les enfants pourraient être encore protégés. On sait que ce virus mute assez peu, donc le risque est probablement faible, même si on ne peut pas l’affirmer encore à ce stade. On a vu au Japon des patients ré-infectés par le coronavirus, mais il semblerait qu’il y ait quand même une immunité partielle contrairement à ce qui avait été dit initialement.
Il y a actuellement un essai clinique en France sur le traitement du COVID-19 auquel vous allez participer. Pouvez-vous nous en dire plus?
C’est un essai clinique de grande envergure [DISCOVERY - incluant 3200 patients européens, dont 800 français] mené à l’hôpital Bichat par le Dr Yazdan Yazdanpanah, et qui va tenter de répondre à beaucoup de questions. L’essai comprend 4 bras*, testant les traitements suivants :
le remdésivir [GS-5734, Gilead], un antiviral qui avait déjà été testé sur le MERS-CoV, et sur le SARS dans sa première version en 2003 mais sur lequel on avait peu de données car la maladie n’avait duré que quelques mois ; les résultats in-vitro étaient séduisants, il pourrait être efficace sur le SARS-CoV-2
Le lopinavir/ritonavir [Kaletra®, AbbVie]: il s’agit d’un vieil anti-rétroviral utilisé contre le VIH. C’est un inhibiteur des protéases qui aurait une efficacité sur des séquences qui sont similaires entre le SARS-CoV-2 et le VIH. Il pourrait diminuer la charge virale. Mais des données récentes ont montré, in vitro, que des VIH qui étaient réputés résistants au lopinavir étaient paradoxalement plus sensibles que ne l’est le SARS-CoV2, et donc questionnent son efficacité clinique réelle.
Une association de l’interferon bêta et du lopinavir/ritonavir.
Le bras contrôle étant le « standard of care », oxygénothérapie etc.
*Le 22 mars 2020, l’Inserm, coordinateur de l’essai, annoncé que l’hydroxycholoroquine était désormais intégrée dans l’essai Discovery, constituant un 5e bras.
Quel message souhaitez-vous donner à vos confrères?
Lorsqu’on sera au stade 3, il ne faudra pas l’imaginer comme une aggravation. On va pouvoir prendre des décisions qui vont permettre d’impliquer les médecins généralistes et de gérer toute cette partie de patients qui relève d’une prise en charge ambulatoire puisque ce sont des formes majoritairement non sévères (80% des cas). Et pour bien prendre en charge ces patients, il faudra absolument suivre les règles d’hygiènes (masque, lavage des mains…) et bien les surveiller, c’est-à-dire revoir les patients aux 7e et 14e jours pour s’assurer qu’ils n’ont pas fait de complications de la maladie.
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Citer cet article: COVID-19 : quelle est la réalité du terrain ? Témoignage du Dr Benjamnin Davido, médecin infectiologue référent - Medscape - 14 mars 2020.
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