Chirurgie urgente sous AOD: quelle place pour les antidotes?

Dr Jean-Pierre Usdin

Auteurs et déclarations

6 février 2020

Paris, France -- Au cours des Journées Européennes de la Société Française de Cardiologie, le Pr Pierre Albaladejo (anesthésiste-réanimateur, CHU Grenoble) a présenté la conduite à tenir chez les patients sous anticoagulants oraux directs (AOD) en cas de chirurgie urgente. Alors que le concentré de complexe prothrombique (CCP) a fait ses preuves depuis une dizaine d’années pour inhiber rapidement l’effet des AOD, des interrogations persistent sur le réel intérêt des antidotes spécifiques de ces anticoagulants [1].

Avant de s’interroger sur une éventuelle inhibition des AOD chez un patient qui doit être pris en charge pour une urgence chirurgicale, il faut pouvoir évaluer le niveau d’urgence de l’intervention, a tout d’abord souligné le Pr Albaladejo, lors de sa présentation. La gestion des AOD dépend alors du délai disponible entre l’admission du patient et la prise en charge.

Trois niveaux d’urgence

« La vraie difficulté est de définir ce qu’est une procédure d’urgence en fonction des différentes spécialités chirurgicales », a précisé le cardiologue. Après plusieurs tentatives de classification, trois niveaux d’urgence chirurgicale ont finalement été définis:

  • l’urgence immédiate: « il s’agit d’une chirurgie extrêmement urgente, qui laisse très peu de temps entre l’admission et la prise en charge au bloc opératoire », précisé le Pr Albaladejo. Le délai laisse peu de place aux tests biologiques pour mesurer le taux d’AOD circulant et n’est pas suffisant pour permettre l’élimination naturelle des AOD. L’inhibition des anticoagulants est alors justifiée. On y trouve, par exemple, la dissection aortique ou la neurochirurgie (pose d’une dérivation ventriculaire, évacuation d’un hématome…);

  • l’urgence simple: l’opération doit être réalisée dans les heures qui suivent l’admission, en fonction des caractéristiques de l’intervention. Par exemple, dans le cas d’une péritonite, l’intervention peut être immédiate en présence d’un choc septique ou retardée de quatre à huit heures pour un état clinique moins préoccupant. « Etant donné que la situation n’est pas extrêmement urgente, on a la possibilité d’administrer des médicaments pendant l’opération ».

  • l’urgence différée: la patient peut être opéré un jour, voire deux jours après l’admission. Une chirurgie après une fracture du col du fémur est l’exemple type. Elle peut être retardée pour permettre l’élimination des AOD. Les recommandations fixent un délai maximum de 36 heures après l’admission, le risque de décès et de comorbidités étant fortement accru au-delà.

Intérêt du CCP non démontré

Selon le niveau de l’urgence, se pose la question de la réversion de l’effet anticoagulant des AOD. Le concentré de complexe prothrombique (CCP) est le premier agent hémostatique à avoir été utilisé pour inhiber les AOD, avant l’arrivée de l’idarucizumab (Plaxbind®) qui vise spécifiquement le dabigatran, et de l’andexanet alpha (Ondexxya®), premier antidote récemment validé des anti-Xa apixaban et rivaroxaban.

 
Malgré l’absence d’étude randomisée pour démontrer l’intérêt du CCP dans la réversion des AOD en termes d’efficacité et de sécurité, cet agent non spéci-fique reste préconisé.
 

Malgré l’absence d’étude randomisée pour démontrer l’intérêt du CCP dans la réversion des AOD en termes d’efficacité et de sécurité, cet agent non spécifique reste préconisé, en particulier dans les recommandations de l’European Heart Rhythm Association (EHRA). Ces dernières « laissent une place au CCP lorsque les antidotes du dabigatran ou des anti-Xa sont indisponibles », note le Pr Albaladejo [2]. La dose recommandée est alors de 50 UI/kg.

Comme l’avait expliqué le Dr Aurélien Renard (Hôpital instruction des Armées Saint Anne, Toulon), lors du congrès Urgences 2018 (voir notre article sur l’inhibition des AOD en cas d’hémorragies sous AOD), « les résultats sont assez hétérogènes » avec le CCP, notamment sur la correction des paramètres biologiques. Mais, il a fait ses preuves en pratique dans cette indication et a l’avantage d’être facile d’accès et peu coûteux.

Le premier antidote inhibant spécifiquement un AOD est arrivé dix ans après la mise sur le marché de ces anticoagulants de nouvelle génération. « Compte tenu du délai nécessaire pour avoir les antidotes, on se peut se poser la question de leur réelle utilité », a souligné le cardiologue.

L’idarucizumab (Plaxbind®), un fragment d’anticorps humanisé visant l’AOD dabigatran, est actuellement le seul antidote spécifique disponible. L’andexanet (AndexXa), spécifique des anti-Xa apixaban et rivaroxaban, a reçu l’année dernière un avis favorable pour une mise sur le marché européen. Son prix devrait faire l’objet de prochaines négociations.

 
Compte tenu du délai nécessaire pour avoir les antidotes, on se peut se poser la question de leur réelle utilité. Dr Aurélien Renard
 

Idarucizumab: risque d’effet rebond

L’efficacité de l’idarucizumab a été validée dans l’essai de phase 3 REVERSE-AD, qui a évalué l’administration de l’anticorps chez des patients traités par dabigatran présentant une hémorragie menaçant le pronostic vital ou nécessitant une chirurgie urgente [3]. L’efficacité a été jugée en mesurant l’effet anticoagulant résiduel du dabigatran dans les quatre heures qui ont suivi.

Les résultats ont montré une chute rapide du temps de thrombine dilué (TTd) sans effet procoagulant et sans effets secondaires. L’hémostase a été normalisée en quatre heures chez la quasi-totalité des patients. Selon le Pr Albaladejo, « il faut néanmoins s’assurer que le niveau de dabigatran circulant soit suffisamment élevé pour justifier l’administration de l’antidote ». La réversion par idarucizumab est en général envisagée pour une concentration en dabigatran > 50 ng/mL.

La demi-vie du dabigatran étant comprise entre 15 et 17 heures, il existe aussi un risque d’effet rebond. « Après 12 à 24 heures, les concentrations de dabigatran libre peuvent à nouveau augmenter ». Avec cet antidote, il faut donc savoir s’il est nécessaire de maintenir le contrôle de l’hémostase 12 heures après l’intervention et anticiper, en ce sens, un nouveau dosage de l’AOD.

Malgré tout, il est possible que la dose de 5g administrée initialement ne soit pas suffisante pour inhiber l’AOD chez les patients ayant des concentrations de dabigatran libre élevée. Par ailleurs, l’essai REVERSE-AD montre que la réversion n’est pas sans risque: chez les patients traités pour une hémorragie digestive, un événement thromboembolique a été observé dans 4,4% des cas et la mortalité s’est élevée à 14,6%.

 
Il existerait un sur-risque thrombotique après l’administration d’andexanet. Dr Aurélien Renard
 

La procédure à suivre chez les patients sous dabigatran présentant une hémorragie grave ou nécessitant une chirurgie en urgence a fait l’objet de recommandations spécifiques du Groupe d’intérêt en hémostase péri-opératoire (GIHP). Elles précisent les conditions d’utilisation de l’idarucizumab [4].

Un sur-risque thrombotique avec l’andexanet?

Concernant l’andexanet, son efficacité a été confirmée dans l’essai de phase 3 ANNEXA-4 chez des patients traités par apixaban ou rivaroxaban, pris en charge pour une hémorragie aiguë [5]. La majorité d’entre eux présentaient une hémorragie intra-crânienne (64%). L’andexanet est administré en bolus de 400 mg pendant 30 à 60 minutes, puis en intraveineuse pendant deux heures, à des doses ajustées en fonction de l’activité de l’anti-Xa.

L’andexanet a permis une réversion de l’effet anticoagulant de l’apixaban ou du rivaroxaban en deux minutes après son administration. L’activité de l’anticoagulant s’est réduite de 92% à la fin du bolus, mais elle est repartie à la hausse dès la deuxième heure heure, à la fin de l’administration de l’antidote, qui dispose d’une demi-vie très courte.

L’utilisation de l’andexanet a toutefois des inconvénients. D’abord en termes de sécurité, les résultats sont moins satisfaisants comparativement à l’idarucizumab, le taux d’événements thromboemboliques étant de 10% à 30 jours dans ANNEXA-4. « Il existerait un sur-risque thrombotique après l’administration d’andexanet », ce qui interroge sur le service rendu du médicament.

 
Il faut s’attendre à ce que les antidotes couvrent des besoins extrêmement rares. Dr Aurélien Renard
 

Ensuite, même si le prix n’est encore fixé pour l’andexanet, on peut s’attendre à un coût exorbitant. « On évoque un prix compris entre 15 000 et 50 000 dollars le traitement par andexanet [13 600 à 45 300 euros] », précise le Pr Albaladejo. Lorsque le médicament sera disponible, « il faudra s’interroger sur les conditions d’utilisation. Du moins, si on le considère comme utile ».

« Il faut s’attendre à ce que les antidotes couvrent des besoins extrêmement rares ». Actuellement, dans le cas de l’idarucizumab, on estime que les CHU utilisent une dose en moyenne tous les quatre mois. « Les antidotes sont à envisager dans les situations les plus urgentes. Ceci dit, jusqu’à présent, on s’en est bien passé en utilisant le CCP », a noté l’anesthésiste.

De son côté, le Pr Marc Samama (Département d'Anesthésie Réanimation, groupe hospitalier Cochin Hôtel-Dieu, Paris), modérateur de cette session, s’est également interrogé sur l’utilité de ces antidotes, alors que les complications hémorragiques associées aux AOD sont correctement prises en charge depuis près de dix ans avec le CCP, à la fois efficace et nettement moins cher.

Le Pr Pierre Albaladejo a déclaré des liens avec, Pfizer, Aspen, Sanofi, Sandroz et Portola.

 

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