Crise des opioïdes : comment accompagner les professionnels de terrain

Valérie Devillaine

Auteurs et déclarations

30 octobre 2019

Pr Frédéric Aubrun

France- Existe-t-il une « crise des opioïdes » en France, dans les pas de celle observée aux Etats-Unis ? Si oui, quels sont les moyens de l’enrayer ? Le Pr Frédéric Aubrun, chef de service Anesthésie Réanimation Douleur aux Hospices civils de Lyon et président de la Société française d’étude et de traitement de la douleur (SFETD) fait le point.

Medscape : Y-a-t-il une crise des opioïdes en France ?

Frédéric Aubrun : On compte 7 hospitalisations par jour et 4 décès par semaine liés à une intoxication accidentelle aux opioïdes. Selon les données de l’Observatoire français des médicaments antalgiques (Ofma) et l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM ), en termes épidémiologiques, on serait passé de 1,3 décès par million d’habitants en 2000 à 3,2 en 2015.

On est loin des chiffres américains où ce qui est en jeu, ce sont évidemment les problèmes d’addiction dans un contexte de prescription très large des opioïdes pour des douleurs aiguës ou chroniques mais aussi des consommations d’opioïdes à usage récréatif. Certains médecins se sont montrés trop « généreux » dans leurs prescriptions. De plus, certains patients ont stocké des médicaments qu’ils ont consommés plus tard, ou que leur entourage a consommé, ou qu’ils ont revendu.

Où en est la consommation d’opioïdes en France ?

Pour ne prendre que l’exemple de l’oxycodone, sa consommation a augmenté de + 1350 % entre 2004 et 2017, mais on partait d’un niveau très bas. Or, on doit prescrire suffisamment d’antalgiques aux patients qui en ont réellement besoin. Il faut déjà rappeler impérativement les indications et les « non indications » qui relèvent d’un traitement aux opioïdes. La prise en charge de la douleur a beaucoup progressé ces dernières décennies en France, avec plusieurs « plans douleur » successifs depuis 1998. Et nous ne voulons surtout pas faire machine arrière. La prévalence du suicide ou de la morbi-mortalité (en particulier cardio-vasculaire) augmente avec la douleur. Nous ne pouvons laisser les patients dans l’errance diagnostique et thérapeutique. La France a été pionnière dans l’amélioration de la prise en charge de la douleur et nous disposons aujourd’hui de 243 structures spécialisées douleur chronique (consultations douleur ou centres d’évaluation et de traitement) labellisées par les Agences régionales de santé (ARS). Pour autant, la SFETD ne conteste pas du tout la problématique des mésusages.

Tous les patients douloureux chroniques relèvent-ils de ces structures spécialisées ?

Un Français sur trois souffre de douleurs chroniques et tous n’ont pas besoin de consulter un algologue. Les patients atteints de douleurs chroniques liées au cancer sont généralement bien pris en charge dans ce cadre. Mais nous estimons que plusieurs millions de Français devraient pouvoir bénéficier d’une prise en charge spécialisée douleurs alors que nos centres ne voient aujourd’hui que 400 000 patients par an. Il y a parfois jusqu’à 1 an d’attente ! On souhaiterait que le maillage territorial s’étende mais les structures sont financées par les dotations des missions d’intérêt général (MIG) qui n’augmentent pas.

Vers qui les patients se tournent-ils ?

Il y a d’abord des patients qui souffrent en silence ou qui ont recours à l’automédication. D’autres en parlent bien sûr avec leur médecin traitant ou leur pharmacien. Ainsi, 63 % des prescriptions de médicaments opioïdes sont aujourd’hui initiées par des médecins généralistes. Et si ce n’est pas eux, qui va le faire ? Il faut donc surtout les accompagner.

Comment ?

Ils sont déjà noyés sous le travail. Si nous leur proposons de venir à des formations spécialisées comme notre congrès, ils n’iront pas. Pourtant, il faut qu’ils connaissent mieux les recommandations de sociétés savantes. La Société français d’anesthésie et de réanimation (Sfar), la Société française de rhumatologie (SFR) et la SFETD ont émis des recommandations[1], mais entre leur rédaction et leur publication et diffusion, il y a un océan. Elles sont trop peu connues.

Quelles sont les informations essentielles qui vous semblent à retenir pour un professionnel de premier recours ?

D’abord, identifier les patients qui doivent bénéficier d’un traitement par opioïdes forts. Par exemple, la fibromyalgie n’est pas une indication pour ces médicaments. Par ailleurs, une prescription d’opioïdes forts ne doit intervenir qu’après échec des traitements médicamenteux recommandés en première intention donnés aux doses maximum efficaces tolérées, après une prise en charge globale du patient. Cette prise en charge comprend au minimum une approche psychologique chez les patients présentant une comorbidité dépressive ou anxieuse, et après que le patient a été informé des bénéfices attendus et des évènements indésirables encourus par les traitements prescrits. Il est aussi recommandé de ne pas dépasser 150 mg d’équivalent-morphine par jour sans un avis spécialisé.

Il y a aussi deux outils simples à utiliser. L’un s’adresse aux patients avant prescription, c’est l’Opioid risk tool (ORT)[2], qui permet d’obtenir un score autour de l’appréciation de quatre questions (antécédents familiaux et personnels d’abus de substances, âge et troubles psychologiques). L’autre concerne les patients déjà sous traitement, le Prescription opioid misuse index (POMI)[3] qui repose sur six questions, comme « avez-vous déjà pris ce/ces médicament(s) anti-douleur en quantité plus élevée que celle qui vous a été prescrite ? » ou « avez-vous déjà eu besoin de faire renouveler votre ordonnance de ce/ces médicament(s) anti-douleur plus tôt que prévu ? ». Ces échelles permettent l’apprécier le risque lié aux analgésiques opiacés (ORT) et de dépister un comportement de mésusage d’un antalgique opioïde (POMI).

Quelles autres pistes d’amélioration voyez-vous ?

J’ai évoqué avec la Haute Autorité de santé (HAS), la mise en place de plateformes régionales (hotlines) auxquelles les professionnels de terrain pourraient se référer et d’accès coupe-files aux structures spécialisées, mais ces propositions ne pourront pas se déployer à moyens financiers et effectifs constants.

Naloxone, un recours à développer

À l’occasion de l’Overdose Awareness Day, le samedi 31 août, l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé (ANSM) publiait un « point de situation sur l’offre thérapeutique des antidotes aux opioïdes en France »[4].

L’ANSM a ainsi octroyé deux autorisations de mise sur le marché (AMM) pour des kits de naloxone prête à l’emploi : en 2018 pour NALSCUE, naloxone par voie nasale, et en mai 2019 pour PRENOXAD, naloxone injectable.

L’agence avait déjà mis à disposition, dès 2016, NALSCUE par le biais d’une Autorisation Temporaire d’Utilisation (ATU) de cohorte.

« Cette ATU a permis une mise à disposition précoce de la naloxone à environ 2 000 patients entre 2016 et 2018. Dans ce cadre, au moins 30 personnes ont reçu la naloxone dans une situation d’overdose et aucun décès n’a été rapporté chez ces patients », rapporte l’Agence.

« La Fédération Addiction et l’ANSM ont la volonté de mettre à disposition la naloxone, à l’image de ce qui se fait en Amériques du Nord, en tant qu’antidote pour réduire le risque d’évolution fatale d’une overdose. Il y a de la pédagogie à faire auprès des patients et au niveau des services de secours : SMUR, pompiers… qui doivent bénéficier de kits, mais ça reste à construire »,souligne de son côté le Pr Aubrun.

 

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