Overdoses d’opioïdes, suicides…l’espérance de vie est en baisse aux Etats-Unis

Stéphanie Lavaud

21 octobre 2019

Paris, France – L’espérance de vie est en baisse aux Etats-Unis depuis 2014, plus particulièrement chez les hommes. L’analyse de Magali Barbieri pour l’Institut national des études démographiques (Ined), comme celle des Centres de Contrôle des Maladies (CDC), met en avant l’épidémie d’overdoses d’opioïdes, les suicides, le ralentissement des progrès dans le domaine cardiovasculaire en lien avec l’augmentation des cas d’obésité et de diabète, pour expliquer cette régression [1]. Une tendance marquée qui laisse « difficilement présager un rattrapage du retard des Etats-Unis par rapport aux pays d’Europe de l’Ouest et du Nord ou au Japon dans le court terme », écrit la démographe. Par comparaison, si la France connait une progression plus faible de l’espérance de vie depuis quelques années, l’évolution des courbes ne connait pas toutefois pas à ce jour un tel inversement de tendance [2].

Des statistiques qui sonnent comme un réveil

Cette baisse de l’espérance de vie à la naissance aux États-Unis est due essentiellement aux morts violentes. Et parmi les morts violentes ce sont essentiellement des overdoses de drogues et, dans une moindre mesure, les suicide qui « tirent » les chiffres vers le bas. Les overdoses expliquent, à elles seules, la moitié des années de vie perdues en population générale entre 2014 et 2017 (plus de 60 % chez les hommes de 20 à 40 ans), rappelle la démographe.

Un constat inquiétant que le Dr Robert R. Redfield, directeur des CDC, commentait de la façon suivante fin 2018 : « De façon tragique, cette tendance préoccupante est due majoritairement aux décès par overdose et par suicide [3]. L’espérance de vie donne une photographie de la santé globale d’un pays et ces statistiques donnent beaucoup à réfléchir. Elles sonnent comme un réveil montrant que nous perdons trop d’Américains, trop tôt et trop souvent, dans des circonstances qui peuvent être prévenues ».

Ce sont les jeunes qui payent le plus lourd tribut

« Aux États-Unis, l’espérance de vie à la naissance a cessé d’augmenter à partir de 2010. Depuis 2014, la tendance s’est même inversée pour les hommes chez qui on observe une diminution de l’espérance de vie, écrit Magali Barbieri. L’écart entre les États-Unis et le Japon, pays de l’OCDE le mieux positionné, atteint 4,5 ans pour les hommes et 5,6 ans pour les femmes. Avec la France, cet écart atteint 3 ans pour les hommes et 4 ans pour les femmes : en 2018 alors que l’espérance de vie à la naissance dans l’hexagone atteignait 79,5 ans pour les hommes et 85,4 ans pour les femmes [2].

Tous les groupes d’âges ne sont pas concernés de la même manière par ce phénomène. Clairement, depuis l'année 2014 qui marque un inversement de tendance en termes d’espérance de vie à la naissance aux États-Unis, ce sont les jeunes qui payent le plus lourd tribut en termes de décès. La mortalité a augmenté à tous les âges entre 20 et 60 ans, avec un pic pour les hommes âgés de 20 à 40 ans. Les femmes de cette tranche d’âge sont également affectées, mais beaucoup moins fortement.

Overdoses et crise des opiacés

Principale cause de l’inflexion de la courbe : la mortalité par overdose, qui n’a cessé d’augmenter depuis une quarantaine d’années. En 1980, le taux de mortalité due à cette cause était de 4 pour 100 000, en 2017, il avait atteint 22 pour 100 000 (voir Figure 1). Comment expliquer une telle progression ? En ayant engendré « une flambée d’ordonnances abusives qui ont mené des millions d’Américains à la dépendance », « les campagnes agressives de marketing menées auprès des médecins par l’industrie pharmaceutique pour vendre des antidouleurs à base d’opiacés au cours des années 1990 et 2000 » sont clairement au banc des accusés.

Aujourd’hui, les chiffres perlent d’eux-mêmes : « les overdoses représentent 25 % à 30 % de tous les décès masculins entre 20 et 40 ans, 20 % entre 40 et 50 ans et un peu moins de 10 % entre 50 et 60 ans en 2017 ».

Fig 1 : Taux de mortalité par overdose selon le sexe et le groupe d’âge, 1980-2017

 

« Urgence nationale »

Pourquoi la courbe ne s’est-elle pas infléchie lorsque le gouvernement a réagi au début des années 2010 en limitant l’accès aux produits pharmaceutiques à base d’opiacés ? « Tout simplement parce que les Américains dépendants se sont tournés vers le marché noir ». Celui-ci s’est vu, dès 2013, envahi par de nouvelles générations de drogues comme le fentanyl, 100 fois plus puissants que la morphine et de 30 à 50 fois plus puissants que l’héroïne. Résultat : la consommation illicite de tous ces opioïdes a explosé, entraînant une nouvelle accélération de la mortalité par overdose.

En 2017, on dénombrait 70237 morts par overdose aux Etats-Unis [2], « soit plus que celui des décès dus aux accidents de la circulation, aux suicides, aux homicides et au VIH-sida réunis » précise Magali Barbieri.

Des chiffres très inquiétants qui avaient conduit, le président américain, Donald Trump, à interrompre ses vacances le 10 août 2017, pour faire de la lutte contre la dépendance aux opiacés une « urgence nationale »", obligeant le Congrès à augmenter le budget de lutte contre les opiacés.

Autre fléau : les décès par suicide. En 1999, le taux de suicide ajusté sur l’âge a augmenté de 33% passant de 10,5 pour 100 000 en 1999 à 14,0 en 2017. Depuis 2008, le suicide compte parmi les dix premières causes de décès tous âges confondus aux Etats-Unis. Et en 2016, le suicide était la deuxième cause de décès chez les 10-34 ans et la quatrième chez les 35-54 [5]. Là encore, les plans gouvernementaux ont échoué, alors que la cible du Healthy People 2020 – un plan de prévention pour une meilleure santé avec des objectifs dans 42 domaines dont les CDC sont partie prenante – est de réduire les taux de suicide à 10,2 pour 100 000 en 2020, ceux-ci ont constamment augmenté au cours des dernières années.

Point positif : la mortalité due aux cancers est en baisse

Au rang des bonnes nouvelles, soulignons que la mortalité aux Etats-Unis a continué à baisser chez les jeunes enfants et les personnes âgées de plus de 60 ans (principalement celles de 80 ans et plus), mais, comme l’indique Magali Barbieri, « les gains d’espérance de vie à ces âges ont été trop faibles pour compenser entièrement les pertes observées aux autres âges ». En clair, l’hécatombe provoquée par les overdoses dans le contexte de la crise des opioïdes a été telle que les améliorations de la prise en charge d’autres pathologies – en particulier des maladies cardiovasculaires et des cancers – n’ont pas permis de rester dans le positif.

Point positif : la mortalité due aux cancers est en baisse, grâce au « recul du tabagisme, qui s’est produit plus tôt aux États-Unis qu’ailleurs » explique la démographe, c’est, par ailleurs, « la seule cause importante pour laquelle la mortalité est plus faible aux États-Unis que dans plusieurs pays européens, dont la France ».

Quant aux progrès en matière de maladies cardiovasculaires, s’ils ont fortement impacté l’espérance de vie au cours des années 1970 et 1980, ils ont connu un ralentissement ces vingt dernières années, et leurs bénéfices pourraient même avoir été oblitérés, d’un point de vue statistique, par l’épidémie d’obésité et de diabète (voir figure 2).

Fig 2 : Evolution des causes de décès aux Etats-Unis

Un rattrapage est-il possible ?

Face à ces évolutions assez sombres, les Etats-Unis se disent résolus à agir. « Le CDC est décidé à transformer les données de la science en actions pour protéger les Etats-Unis, mais nous devons travailler ensemble pour inverser cette tendance et nous assurer que tous les Américains vivent en meilleure santé et plus longtemps » affirmait le Dr Redfield, fin 2018, au moment de la parution des dernières tendances [3]. L’appréciation de Magali Barbieri est plus pessimiste. Selon la démographe : « l’accroissement de la mortalité pour certaines causes autres que celles liées à l’usage des drogues, ainsi que le ralentissement de la baisse de la mortalité par maladie cardiovasculaire, laissent difficilement présager un rattrapage du retard des États-Unis par rapport aux pays d’Europe de l’Ouest et du Nord ou au Japon dans le court terme ».

La France peut-elle connaître un tel recul de l’espérance de vie ?

Chez nous, l’espérance de vie à la naissance a atteint 79,5 ans pour les hommes et 85,4 ans pour les femmes en 2018, contre 79,4 ans et 85,3 ans en 2017, soit un gain de 0,1 an pour les hommes comme pour les femmes [2]. Un gain modeste – elle n’a gagné que 0,7 an chez les hommes au cours des cinq dernières années, et que 0,4 an chez les femmes –, mais un gain tout de même. D’où vient ce ralentissement ? « Les épidémies de grippe saisonnière ont été particulièrement meurtrières ces dernières années, mais le ralentissement des progrès de l’espérance de vie tient aussi peut-être à une tendance de fond » considère Gilles Pison de l'Ined. Les cancers sont, en effet, devenus la première cause de décès ; mais leur mortalité diminue plus lentement que celle liée à la « révolution cardiovasculaire », qu’ont constitué les progrès de la prévention et des traitements dans ce domaine, et qui a beaucoup fait progresser l’espérance de vie. Le ralentissement des progrès de l’espérance de vie depuis une dizaine d’années est peut-être le signe que les retombées de cette « révolution » sont en voie d’épuisement, avance le démographe. Pour autant, la France peut-elle être touchée par un recul de l’espérance de vie tel que celui observé aux Etats-Unis ? « Rien n’est moins certain pour l’Europe, et notamment la France, considère Gilles Pison, car leurs systèmes sanitaires sont plus protecteurs et plus égalitaires que celui des États-Unis ».  Néanmoins, pour que l’espérance de vie continue de progresser en France dans les prochaines années, la mortalité liée aux cancers doit continuer de diminuer chez les hommes et se remettre à reculer chez les femmes, ajoute-t-il.

 

 

 

 

 

 

Commenter

3090D553-9492-4563-8681-AD288FA52ACE
Les commentaires peuvent être sujets à modération. Veuillez consulter les Conditions d'utilisation du forum.

Traitement....