Rouen, France – Hydrocarbures, benzène, dioxines ? Quels polluants ont été rejetés dans l’atmosphère après l’incendie qui a ravagé une usine chimique à Rouen, le 26 septembre ? Si le feu est éteint, l’inquiétude couve et les associations environnementales, en particulier le Réseau Environnement Santé (RES) alerte, dans un communiqué intitulé « Lubrizol = un Seveso français ? », sur les conséquences sanitaires potentielles des suites de l'incendie de cette usine classée Seveso – un nom associé à de tristes souvenirs (voir encadré). Tour d’horizon des risques encourus et interview du toxicologue André Cicolella, président de RES et spécialiste des liens entre santé et environnement.
« La ville est clairement polluée »
Jeudi 26 septembre, un incendie se déclare à l’usine Lubrizol de Rouen vers 3 heures du matin. Fabriquant des produits chimiques destinés à être utilisés comme additifs et lubrifiants, le site est classé Seveso II seuil haut, comprendre à haut risque (voir encadré). Un impressionnant panache de fumée noire, opaque, noir et odorant s’étend sur une vingtaine de kilomètres de long et sur environ 6 km de large. Des dépôt noirs huileux et riches en suies – agrégat polluant de composés chimiques pour la plupart riches en carbone – sont observés au sol, sur les constructions et la végétation.
Si en termes de bilan humain, aucun mort ni blessé n’est à déplorer, selon le SAMU toutefois, 51 personnes consultent tout de même les établissements de santé rouennais jeudi et vendredi matin à cause de l’incendie, et cinq adultes qui présentaient, déjà des pathologies respiratoires, ont été hospitalisés, rapporte le HuffingtonPost.. Par ailleurs, tout près de Rouen, au centre hospitalier du Belvédère, qui abrite la plus importante maternité de Normandie, les patientes ont été incité à reporter leurs rendez-vous, et les interventions chirurgicales, sauf urgences, ont été reprogrammées pour ne pas exposer les mamans et leurs bébés, indique Ouest France.
Et la phrase d’Agnès Buzyn, Ministre de la Santé, en déplacement à Rouen le lendemain, déclarant que « la ville est clairement polluée » n’a rien pour rassurer.
Si le lundi 30 septembre, toutes les écoles, collèges et lycées de Rouen ont rouvert leurs portes aux élèves, certains professeurs ont refusé d’assurer les cours, faisant jouer leur droit de retrait. Cinq jours après l’incendie de l’usine Lubrizol, classée « Seveso risque haut », la confiance n’est donc pas revenue dans la métropole normande.
Etat habituel de la qualité de l’air, selon la préfecture
Deux jours auparavant, le 28 septembre, le préfet de Seine maritime, accompagné de représentants de l’Agence régionale de santé, de la Dreal (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement) et des pompiers avait tenu une conférence de presse dont les propos se voulaient rassurants.
Les prélèvements effectués dans l’air et sur les suies retombées au sol après la pluie faisaient apparaître, selon la préfecture, « un état habituel de la qualité de l’air sur le plan sanitaire à l’exception de la mesure effectuée sur le site de Lubrizol pour ce qui concerne le benzène ».
Plomb, amiante, hydrocarbures aromatiques polycycliques ?
Pourtant, des sources d’inquiétudes demeurent qu’il s’agisse du plomb détecté dans l’atmosphère près de la gare maritime, de l’amiante dont la présence est confirmée dans les toitures en fibrociment qui ont brûlé, mais aussi des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) issus de la combustion des additifs pour lubrifiants fabriqués par Lubrizol, ou encore d’éventuels rejets de dioxines. La composition de la soupe chimique qui s’est répandue dans l’atmosphère de Rouen n’est pas encore totalement identifiée. Des analyses sont toujours en cours.
L’eau du robinet distribuée sur les 71 communes de l’agglomération, est considérée comme « potable », selon les services de l’Etat ; les captages ne provenant pas de la Seine (sur laquelle des barrages anti-pollution ont été installés), mais des nappes souterraines. A priori non-polluées, celles-ci restent sous surveillance.
Prudence chez les femmes enceintes
Des mesures de restriction ont été prises sur les productions agricoles, qu’elles proviennent de l’agriculture ou de jardins familiaux. Il est recommandé de ne pas consommer les fruits et légumes souillées par des suies visibles. Les produits en apparence sains doivent être lavés soigneusement. Le lait, les œufs, le miel et les poissons d’élevage, recueillis après l’incendie du 26 septembre, sont consignés et ne peuvent être commercialisés « jusqu’à l’obtention de garanties sanitaires », précise la préfecture.
Compte tenu des éléments dont il disposait lors de sa dernière conférence de presse, le préfet a admis « un problème d’odeurs, mais pas de toxicité aiguë ». Mais pour le toxicologue André Cicolella, président du Réseau environnement santé, « le problème majeur, c’est le risque chronique ». Ses préoccupations concernent en premier lieu les femmes enceintes exposées, notamment via l’alimentation, à des produits dont la dangerosité est à ce jour mal évaluée. Son conseil : « Ne consommer que des produits provenant d’autres régions ou collectés avant l’incendie. »
Une fois de plus, la communication des Autorités est pointée du doigt. Les termes de « suies » et « d’huiles » utilisés dans les communiqués de la préfecture et de l’Agence régionale de santé, sont jugés trop généraux et « ne permettent pas d’apprécier le problème » selon le RES. « Ça ne veut rien dire, ajoute André Cicolella. Cette communication me semble particulièrement maladroite. On parle d’hydrocarbures aromatiques polycycliques. Encore faudrait-il dire lesquels. Tous ne sont pas cancérigènes. Certains sont des perturbateurs endocriniens, avec des effets transgénérationnels. Ils ont un impact sur le fœtus et sur sa future vie d’adulte ».
Le risque lié aux dioxines
Pour le toxicologue, les produits chlorés potentiellement présents sur le site ont pu aussi générer des dioxines, des toxiques de sinistre mémoire. En 1997, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) a classé la dioxine parmi les cancérogènes pour l’homme. C’est également un perturbateur endocrinien, un polluant organique persistant, connu pour se stocker dans les graisses de l’organisme et y persister de longues années, d’où les inquiétudes sur le risque à long terme.
Seveso 40 ans après, des conséquences sur la santé
L’explosion, en 1976, d’une usine située près de Seveso en Italie, rejetant dans l’atmosphère des doses massives de TCDD (2,3,7 tetrachlorodibenzo-p-dioxine), a marqué les esprits (voir encadré). Sur le moment, des nausées, des maux de tête et des problèmes cutanés (chloracné*) ont été détectés, en particulier chez des enfants. Mais, 40 ans après, une revue de toutes les études menées post-Seveso publiée l’an dernier dans Environment International, montre qu’au-delà des problèmes ponctuels, la catastrophe a eu des conséquences non négligeables sur le long terme avec une l’augmentation du risque de troubles de la fertilité, de cancers du sein et de maladies cardiovasculaires chez les personnes directement exposées à la TCDD[1]. Des données plus contradictoires portent sur le diabète, les cancers de la thyroïde et du sang. Les effets sur la deuxième génération, celle des enfants nés de parents exposés au nuage toxique, font l’objet d’étude. Mais les auteurs évoquent notamment une baisse de la qualité du sperme, une augmentation des cas d’endométriose et des pubertés précoces.
Pour l’heure, rien ne permet de dire que Lubrizol est un accident industriel de même ampleur que celui de Seveso, mais le doute est permis.
Plainte déposée devant la justice
Le Réseau Environnement Santé n’est pas le seul à s’inquiéter. Plus d’une vingtaine d’ONG environnementales réclament davantage de transparence sur les produits relargués lors de l’incendie et les conséquences de cet événement (captages d’eau potable, état sanitaire des animaux d’élevage et des cultures…..). « L’information des habitants ne doit pas s’arrêter une fois l’incendie éteint ! » écrit Générations futures dans un communiqué daté du 30 septembre, après avoir demandé qu’« un suivi sanitaire long de la population exposée » soit mis en place « avec une visée épidémiologique ».
Dans sa conférence de presse, le préfet de Seine maritime a assuré, lui, que Santé publique France serait chargé d’un « suivi dans la durée ».
Pour autant, dès à présent, Générations Futures a décidé de porter l’affaire devant la justice et a déposé plainte contre X pour mise en danger d’autrui et atteintes à l’environnement.
L’accident de Seveso en 1976
Le 10 juillet 1976, un nuage toxique s'échappe durant 20 minutes d’une usine de produits chimiques produisant des herbicides, et se répand sur la plaine lombarde, touchant 4 communes dont celle de Seveso. Sur le moment, les produits toxiques libérés sont mal identifiés. Ce n’est qu’au bout de quatre jours, quand apparaissent les premiers cas de chloracné*, que les experts de Hoffmann-Laroche identifient l'agent responsable, le 2,3,7,8-TCDD , produit plus connu sous le nom de dioxine de Seveso. A l’époque, 3 000 animaux domestiques sont tués par les émanations, 77 000 têtes de bétail sont abattues, les sols agricoles et les maisons sont décontaminées. Sur le plan humain, 193 personnes, soit 0,6 % des habitants de la zone concernée, sont atteintes de chloracné, essentiellement des enfants. Aucune n'est décédée, un petit nombre seulement a gardé des séquelles. Les conséquences sur le long terme font l’objet d’études et commencent à être connues [1.]
Cet accident industriel est resté tristement célèbre et a donné son nom depuis à tous les sites de production classés à risque en Europe.
*La chloracné ou « acné chlorique » est un trouble rare de la peau semblable à l'acné, causée par une exposition à des agents chlorés (tels que les dioxines ou certaines molécules chlorées et/ou benzéniques notamment présentes dans certains pesticides et biocides).
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Citer cet article: Incendie de l’usine Lubrizol à Rouen : faut-il s’inquiéter des conséquences sanitaires? - Medscape - 1er oct 2019.
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