Boom des consultations pour « éco-anxiété » chez les psychiatres américains

John Watson, avec Vincent Richeux

19 septembre 2019

Washington, Etats-Unis - Face aux conséquences alarmantes des activités humaines sur la planète, de plus en plus de personnes se sentent en souffrance au point d’envisager de solliciter un soutien psychologique. Les professionnels de santé mentale sont-ils prêts? Beaucoup en doutent, en particulier aux Etats-Unis, où psychiatres et psychologues appellent à mieux prendre en considération l’éco-anxiété.

« Sensibiliser les professionnels et le public au sujet de l’urgence climatique et des répercussions du dérèglement climatique sur le bien-être et la santé mentale ». Telle est la mission que s’est fixée la Climate Psychiatry Alliance (CPA), un collectif de psychiatres américains, qui appelle non seulement à prendre conscience de l’impact des activités humaines, mais aussi à répondre à la détresse exprimée par un nombre croissant de concitoyens face à la dégradation de l’environnement et aux catastrophes naturelles à répétition.

Eco-anxiété et solastalgie

Aux Etats-Unis, comme en France, psychiatres et psychologues rapportent une hausse des consultations de personnes très préoccupés par l’état de la planète et par le manque d’action en faveur de l’environnement, au point de développer un état d’angoisse et de stress invalidant. Un profil auquel les professionnels de santé ne seraient pas encore pleinement préparés. Ce trouble commence toutefois à être reconnu et porte d’ailleurs un nom: l’éco-anxiété.

Pour être précis, l’éco-anxiété concerne les personnes qui se sentent tristes, inquiètes, stressées, voire en colère en constatant les répercussions des activités humaines sur la planète. Un état anxieux, souvent couplé à un sentiment d’impuissance, qui peut aussi s’accompagner de pensées obsessionnelles lorsqu’on en vient à mesurer au quotidien son propre impact sur l’environnement. Dans le cas des populations directement confrontées à une destruction de leur environnement, on préfère parler de solastalgie, qui englobe davantage de symptômes pour qualifier un état proche de la détresse psychique.

L’éco-anxiété n’est pas reconnue officiellement comme trouble dans le DSM-V, la dernière édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. L’Association américaine de psychiatrie (APA), à l’origine du manuel, a fait toutefois un premier pas en reconnaissant, en 2017, dans une déclaration, que « le changement climatique représente une menace pour la santé publique, y compris en santé mentale ». Elle s’est également engagée à apporter son soutien aux « efforts visant à atténuer les effets néfastes du changement climatique sur la santé », notamment auprès des populations les plus impactées. 

Pour les psychiatres du CPA, cette position de l’Association américain de psychiatrie est insuffisante et encore trop frileuse comparativement à celle de l’American Psychological Association, qui représente les psychologues américains. Celle-ci a été la première à se pencher, dans un rapport publié en 2014, sur l’impact du changement climatique sur la santé mentale [1].

Dans la dernière version du rapport, parue en 2017, elle encourage les professionnels de la santé mentale à agir, en particulier auprès des communautés humaines davantage exposées à une dégradation de leur environnement, et appelle à sensibiliser et à mobiliser la profession. C’est dans cette dernière version que l’éco-anxiété a été pour la première fois définie comme une « peur chronique d’un environnement condamné » [2].

Spécialité de psychiatrie climatique

« Je pense que la psychiatrie doit être l’épicentre d’un changement culturel », a déclaré auprès de Medscape édition internationale, le Dr Lise Van Susteren (Washington, Etats-Unis), l’une des psychiatres à l’origine du CPA. Un changement qui amènerait les professionnels de la santé mentale à reconnaitre le changement climatique en cours et ses répercussions sur la santé humaine pour apporter une aide adaptée aux populations concernées.

Le Dr Van Susteren souhaite d’ailleurs que l’APA s’oriente vers le développement d’une sous-spécialité en psychiatrie climatique. Les spécialistes pourraient ainsi se former pour mieux répondre aux besoins des communautés victimes de catastrophes naturelles à répétition, mais aussi pour sensibiliser les décideurs sur les conséquences des altérations de l’environnement sur la santé mentale.

Les psychiatres du CPA espèrent aussi voir l’APA mettre en place une nomenclature spécifique pour aider au diagnostic de l’éco-anxiété. Car, selon eux, les professionnels de santé mentale ne sont pas préparés à l’afflux de patients qui se profile.

« Il est possible que nous ayons au moins deux fois plus de personnes souhaitant consulter un psychiatre en raison du changement climatique », a estimé auprès de Medscape édition internationale le Dr Elisabeth Haase (Carson City, Etats-Unis), psychiatre membre du CPA. Les pensées suicidaires, les accès de colère et les violences pourraient devenir plus fréquentes, « ce qui va changer la dynamique d’accueil dans les unités d’urgence », ajoute la psychiatre. « Nous devons être prêts pour cela ».

Colère et impuissance

Ces derniers mois, après une série de rapports alarmistes sur l’état de la planète et sur le manque d’action pour limiter les dégâts, la montée de l’angoisse climatique est devenue un thème récurrent dans l’actualité. Extinction massive des espèces, épuisement des ressources naturelles, disparition des récifs coralliens, fonte du permafrost, réchauffement revu à la hausse… les mauvaises nouvelles sont devenues presque quotidiennes. Certains accusent les médias d’être responsables du mal-être. D’autres fustigent le déni de réalité de leurs concitoyens.

Les données scientifiques viennent aussi attester des conséquences sur la santé mentale. Dans une récente analyse portant à la fois sur des données météorologiques et des données de santé concernant près de deux millions de citoyens américains, il a été démontré que la hausse de la température moyenne ou des précipitations, ainsi que l’exposition à des cyclones, sont associée à une détérioration de l’état mental de la population générale [3].

D’autres études ont également montré que les épisodes de sécheresse et de canicule sont liés à une hausse des taux de suicide et des consultations en urgence dans les unités psychiatriques.

Quid de la France ?

Dans la presse, les témoignages se succèdent pour illustrer l’éco-anxiété. En France, beaucoup évoquent une prise de conscience soudaine, après un épisode météorologique extrême ou, par exemple, après l’annonce d’une perte irrémédiable de la biodiversité.

Les plus jeunes sont les plus affectés, en particulier lorsqu’ils envisagent de construire une famille. La volonté de ne pas avoir d’enfants pour leur éviter de vivre dans un environnement dégradé n’a jamais été autant exprimée. Selon un sondage Ifop mené fin 2018, 85% des Français se sentent préoccupés par le réchauffement climatique. Chez les 18-24 ans, ce taux monte à 93%. VR

Vecteur d’énergie positive?

Les inquiétudes atteignent un autre niveau dans les communautés directement touchées par le changement climatique. Dans le Nunavut, une région du nord du Canada, le Pr Ashlee Cunsolo (Labrador Institute of mémorial University, Newfoundland, Canada) et ses collègues ont pu constater que la hausse de la température de l’océan a des conséquences sur les activités des populations locales, alors confrontées non seulement à une modification de leur mode de vie, mais aussi à une perte d’identité, à l’origine d’une profonde détresse [4]. Les entretiens réalisés rapportent un sentiment de perte et d’inquiétude pour l’avenir des générations futures. Un constat que les chercheurs ont pu renouveler auprès de populations de régions d’Australie confrontées à une sécheresse persistante.

Interrogée par Medscape édition internationale, le Pr Cunsolo estime que leurs observations ne sont pas vraiment assimilables à celles rapportées pendant d’autres crises existentielles ayant marqué l’histoire au niveau mondial, comme celles liées à la peur de la destruction atomique lors de la guerre froide ou à l’épidémie de VIH/Sida pendant les années 1990. « La perception angoissante d’un avenir sombre, effrayant et douloureux apparait similaire à ce qui a pu être ressenti pendant ces périodes. Mais, cette fois, je pense qu’avec la crise environnementale le sentiment est différent, car on touche à la nature même des fondements des sociétés humaines ».

Si la tristesse et l’angoisse apparaissent comme des réactions normales face à une menace que certains préfèrent ignorer, ces sentiments pourraient aussi s’avérer bénéfiques, souligne le Pr Cunsolo. « La tristesse a aussi un potentiel pour unir ceux qui partagent un même attachement ». De même, l’anxiété peut amener à participer plus facilement à des actions en faveur de l’environnement. En ce sens, l’éco-anxiété peut constituer un moyen de se mobiliser, à l’échelle individuelle, mais aussi collectivement.

Aider à transformer ces émotions négatives et invalidantes en un vecteur d’engagement constructif et positif pourrait être un rôle à jouer pour les professionnels de la santé mentale. Mais, pour le moment, cette dynamique positive semble davantage être encouragée par des organisations communautaires, bien souvent militantes, que par les professionnels de santé.

La version originale de l’article a été publiée en anglais sur Medscape Medical News le 8 juillet 2019, traduite et adaptée par Vincent Richeux Medscape Edition Française.

 

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