Comment mener une opération « green bloc » : l’exemple du CHU de Strasbourg

Stéphanie Lavaud

19 septembre 2019

Paris, France — Le changement climatique représente l’une des plus grandes menaces du XXIème siècle. Pour maintenir le réchauffement climatique sous le seuil des 2°C et prévenir toutes les perturbations qui s’en suivraient, notamment en termes de santé, qui en résulteraient, toutes les industries doivent réduire leurs émissions à effet de serre. Et le secteur de la santé n’échappe pas à la nécessité d’une démarche de développement durable, son empreinte carbone est d’ailleurs considérable. Aux Etats-Unis, le système de santé et de soins génère 8–10% de toutes les émissions de gaz à effet de serre, et le National Health Service (NHS) au Royaume-Uni est responsable de 25% des émissions du secteur public, révélait le Lancet en 2017 [1].

Au-delà des émissions de gaz à effet de serre, la gestion des déchets et les achats responsables – mais aussi les économies d’eau et d’énergie ou encore l’éco-construction – sont autant de thématiques sur lesquelles il est possible d’agir à l’hôpital. A titre d’exemple, en France, l’ensemble des établissements de santé génère, à lui seul, 700 000 tonnes de déchets chaque année, soit 3,5 % de la production nationale [2].

Initiatives personnelles

Dr Juliette Marcantoni

En l’absence d’une réelle volonté politique dans ce sens et d’obligations au niveau national, des initiatives émergent ça et là, portées par la conscience citoyenne et écologique de quelques un.e.s. Des initiatives souvent personnelles comme celles du Dr Juliette Marcantoni pour le CH de Strasbourg (voir ci-dessous) ou encore du Dr Jane Muret à l’Institut Curie, ou de Nolwenn Febvre avec les P’tits Doudous (voir notre article Le développement durable s'invite à l'hôpital) qui rencontrent l’adhésion et trouvent des soutiens (relationnels, financiers, institutionnels,...). Plus rarement, la démarche de développement durable (par exemple d’optimisation de la gestion des déchets au CH du Mans) s’ancre dans un projet d’établissement. Si ces projets manquent d’une harmonisation nationale et ne dépendent bien souvent que de la bonne volonté des un.e.s et des autres, et ils ont, fort heureusement, des adeptes et des pratiques de plus en plus vertueuses diffusent, par un effet de contagion bienvenu, au sein d’autres services, voire d’autres établissements (publics comme privés).

L’exemple du bloc opératoire

Point névralgique des établissements de santé et source inépuisable de déchets (suremballage, produits à usage unique et produits d’anesthésie), le bloc opératoire fait figure d’exemple pour démarrer une démarche écologique. Il faut dire qu’au sein des établissements hospitaliers, le « théâtre des opérations » est responsable de 20 à 30 % des déchets produits, alors qu’il ne représente qu’une petite partie de la surface occupée [2]. Ainsi, une opération chirurgicale classique génère plus de déchets qu’une famille de 4 personnes en une semaine [2].

L’essentiel des déchets qui y sont produits relève en majorité des éléments utilisés pour réaliser l’acte chirurgical et l’anesthésie y est en bonne place avec environ 2 500 kilos de déchets par bloc opératoire et par an, selon une étude anglaise [1].

Face à ce constat, le Dr Juliette Marcantoni, médecin anesthésiste au CHU de Strasbourg, a décidé de passer à l'action, entraînant les équipes de cinq blocs opératoires du Nouvel Hôpital civil et de chirurgie pédiatrique du CHU ainsi que celles de l'Institut Hospitalo-Universitaire dans la dynamique vertueuse de protection de la planète. Nous lui avons demandé de nous expliquer le pourquoi et le comment de sa démarche.

Medscape édition française : Comment vous est venue l’idée d’initier une démarche écologique au sein des blocs opératoires du CHU de Strasbourg ?

Dr Juliette Marcantoni : L’idée est née, il y a deux ans au congrès de la Société française d’anesthésie et de réanimation (SFAR), à l’occasion d’une session organisée par le Groupe développement durable, et qui a été comme une boîte à idées pour moi. Y était présenté une opération de recyclage des métaux au bloc, initiative bretonne mise en place par une infirmière-anesthésiste qui a créé l’association « les p’tits doudous ». Du coup, j’ai sollicité l’administration pour faire la même chose à Strasbourg mais la formule choisie a été que le bénéfice du recyclage soit reversé à l’institution (contrairement à l’association les p’tits doudous où les bénéfices sont utilisés pour acheter des jouets et du matériel éducatif aux enfants hospitalisés, voir notre article Le développement durable s'invite à l'hôpital ). Il s’est ensuite écoulé 1 an et demi entre le moment où j’ai émis l’idée et le début de la collecte dans les faits.

Medscape édition française : En quoi consiste la démarche écologique que vous avez mis en place ?

Dr Marcantoni : Trois mesures phares ont été décidées. Primo, valoriser les métaux à usage unique utilisés lors d’interventions par la mise en place d’une filière de recyclage dédiée, deusio, rationaliser les plateaux d’anesthésie pour lutter contre le gaspillage, tertio, réduire voire une supprimer le protoxyde d’azote et les « gaz anesthésiants » qui sont de puissants gaz à effet de serre.

Ces mesures ne sont pas étendues à tout l’hôpital pour le moment mais testées sur un site pilote, pour notamment évaluer le tonnage de métaux récupérés. Le bilan sera réalisé au bout d’un an de collecte, soit au mois de janvier 2020. Notre étude préliminaire montre que c’est rentable. Si l’on devait étendre aux 22 blocs du CHU de Strasbourg (et non se limiter aux 5 comme actuellement), cela reviendrait à 1 tonne de matériels sur un an, soit 600 euros de bénéfice.

Medscape édition française : Quels sont les déchets que vous valorisez ?

Dr Marcantoni : Au bloc, la valorisation des déchets concerne essentiellement les métaux, et il y en a trois essentiellement : d’abord, l’inox qui est contenu dans les lames de laryngoscopes jetables qu’on utilise pour intuber, ensuite, l’aluminium qui est contenu dans les fils des sutures des chirurgiens, et ensuite, le cuivre, présent dans les fils de bistouri jetables des chirurgiens. Après, on pourrait imaginer en récolter d’autres : la cardiologie interventionnelle utilise des métaux précieux, les prothèses des orthopédistes, etc.

Medscape édition française : Sur quoi porte la réduction du gaspillage ?

Dr Marcantoni : On a essayé d’optimiser la consommation des produits d’anesthésie, et notamment la préparation à l’avance de seringues qui, au final, ne sont pas utilisées. Il faut savoir qu’au niveau de l’anesthésie, les médicaments préparés et non utilisés peuvent représenter un surcoût de l’ordre d’environ 10 euros par anesthésie générale réalisée [sachant que 9 millions d’anesthésies générales sont réalisées chaque année en France, selon la Société française d’anesthésie et de réanimation, ndlr].

Sur le site Hautepierre, les anesthésistes ont travaillé sur le chariot d’urgence, où beaucoup de produits sont préparés sans être administrés ; de notre côté nous avons réfléchi, à l’aide de listes, à établir un plateau minimaliste pour chaque chirurgie, quitte à re-préparer les médicaments qui nous manquent à la demande. Mais il n’y a plus rien de préparé « au cas où », « en avance », « si jamais », sachant que le meilleur déchet est encore celui qu’on ne produit pas.

Medscape édition française : On dit que les gaz utilisés en anesthésie sont très polluants, qu’avez-vous mis en place ?

Dr Marcantoni : Les agents inhalés comme le desflurane, le sevoflurane et le protoxyde d’azote sont en effet classés comme gaz à effet de serre. Leur utilisation est responsable d’une pollution induite par leur rejet direct dans l’atmosphère via les prises de sortie d’évacuation des gaz anesthésiques (SEGA) quand elles sont présentes dans les salles de bloc opératoire. Ils contribuent ainsi au changement climatique, et pour le N2O, en plus, à la destruction directe de la couche d’ozone. Sur le site de Strasbourg où je travaille, nous avons donc décidé de supprimer purement et simplement le protoxyde d’azote (N2O), sachant qu’il existe des alternatives et que l’on peut s’en passer.

Plusieurs dizaines d’établissements et blocs opératoires français sont désormais construits « N2O free » comme le CHU de Bordeaux depuis 2008 ou l’Institut Gustave Roussy à Villejuif.

Medscape édition française : Comment avez-vous motivé les équipes autour de ce projet ? Ont-elles suivi ? Quels ont été les freins ?

Dr Marcantoni : Tous les professionnels intervenant au bloc ont été impliqués, chirurgiens, anesthésistes, IADE, IBODE, IDE, aide-soignants, via une action d'information et grâce à une mailing-list. J’ai eu deux autres relais, le médecin hygiéniste qui a rédigé le protocole de décontamination, et l’ingénieure développement durable qui a mis en place le traitement en aval des métaux (récupération et stockage).

Sur le terrain, la démarche a été très bien acceptée, et s’est mise en place rapidement. D’un point de vue administratif, j’ai bénéficié du soutien du directeur général – après l’avoir sollicité par mail –, qui a remis en fonction le comité développement durable de la structure qui n’existait plus et souhaité que l’on valorise ce projet en interne sous forme d’une vidéo (à voir ici).

Après, il faut savoir que ce projet repose sur le bon vouloir des soignants, car tout ce qui leur est demandé ne figure pas dans leur fiche de poste et demande donc du travail supplémentaire de leur part.

Medscape édition française : Le projet initié au CHU de Strasbourg a-t-il donné envie à d’autres de vous suivre ?

Dr Marcantoni : En effet, suite à la publication de la vidéo, j’ai été sollicité par plusieurs cliniques et hôpitaux, jusqu’en Polynésie Française, et j’ai pu donner quelques conseils. Pour aller plus loin, on peut compter sur le groupe développement durable de la SFAR, dont je fais désormais partie, et qui publie des documents très pratiques sur son site.

Medscape édition française : Ressentez-vous qu’il existe une volonté politique en faveur du développement durable ?

Dr Marcantoni : Non, les initiatives sont avant tout personnelles. Si je n’avais pas initié la démarche, et été soutenue par un directeur général sensible à l’écologie, il ne se serait rien passé. Le projet repose sur le bon vouloir de tous car aujourd’hui le développement durable est totalement absent des fiches de poste des soignants.

Les incitations devraient venir de plus haut, du Ministère de la Santé en personne. Ce qui m’interpelle aussi vraiment, c’est que les laboratoires sollicitent de plus en plus les médecins pour qu’ils utilisent des dispositifs médicaux à usage unique. C’est vrai que c’est pratique, mais cela a un coût écologique qui n’entre pas du tout, jusqu’à aujourd’hui, dans la logique des centrales d’achat des centres hospitaliers. Cela mériterait réflexion.

Medscape édition française : Y-a-t-il des pays précurseurs dans le domaine en Europe ?

Dr Marcantoni : Les pays nordiques, et notamment la Suède, précurseur en Europe avec le New Karolinska Solna, un hôpital totalement éco-conçu, pensé en termes d’économie d’énergie, et selon des critères de développement durable (voir encadré ci-dessous). On peut aussi citer l’exemple d’un système breveté canadien qui permet de capturer les gaz halogénés d’échappement, empêchant ainsi leur évacuation dans l’atmosphère. Utilisé aux Etats-Unis et en Suède, il n’est pas encore possible, à ce jour, de disposer du Deltasorb® en France.

 

La Suède à la pointe de l’éco-construction hospitalière

Opérationnel depuis 2017, le nouveau centre hospitalier universitaire New Karolinska Solna (NKS) à Stockholm, avec ses 630 lits et ses 35 blocs opératoires, est l’un des plus avancés au monde. L’hôpital a été conçu en y intégrant les nouveaux concepts de prise en charge du patient et en adoptant une démarche de développement durable. « Les exigences en termes de qualité de l’air ont été poussées à l’extrême afin de réduire le risque d’infection mais aussi l’exposition des soignants. Des systèmes ont notamment été mis en place pour récupérer et détruire chaque type de gaz anesthésiants utilisés » apprend-on dans le Guide pratique du développement durable au bloc opératoire[2]. Le Karolinska produit 65% de sa propre énergie grâce à une installation géothermique et 100% de l’électricité consommée provient des énergies renouvelables. L’hôpital remplit le cahier des charges très strict du comté de Stockholm : bâtiments et matériaux sains, gestion très organisée des déchets et achats raisonnés. A titre d’exemple : les vêtements des professionnels de santé et le linge de lit sont fabriqués dans une grande proportion à partir de matériaux renouvelables, soit biodégradables et aptes au compost, soit non biodégradables, avec 91 % de matériaux renouvelables, certains produits chimiques totalement bannis et interdits d’achat, et les gants sont désormais exempts de phtalates, plastifiants et protéines de latex allergisantes [2].

 

Crédit photos : Dr Juliette Marcantoni et Holger Ellgaard - Own work, CC BY-SA 4.0 (WikiCommons pour le New Karolinska)

 

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