Traumatisme secondaire : le lourd héritage émotionnel des enfants d’après-guerre

Dr Angela Speth

Auteurs et déclarations

10 septembre 2019

Hambourg, Allemagne - Comment le traumatisme de la seconde guerre mondiale affecte les générations suivantes ? En Allemagne, cette question fait, pour la première fois, l’objet de débats, tout en étant abordée depuis peu dans des travaux de recherche. Si les études restent pour le moment limitées, des entretiens psychanalytiques montrent que les événements traumatisants de cette période ont généré une lourde charge émotionnelle, autant chez les personnes qui en ont été témoins que chez leurs enfants.

Traumatisme secondaire

« Incontestablement, la génération des grands-parents porte un lourd fardeau : près la moitié des personnes nées en Allemagne avant la fin de la guerre ont vécu au moins une expérience traumatisante, en majorité pendant la seconde guerre mondiale », a commenté le Dr Heide Glaesmer (université de Leipzig, Allemagne), auprès de Medscape édition allemande.

Dans une récente publication, cette chercheuse spécialisée en traumatologie cite plusieurs études qui montrent que le trouble de stress post-traumatique (TSPT) se rencontre plus fréquemment chez les personnes âgées comparativement aux générations plus jeunes [1]. Parmi les symptômes rapportés figurent les souvenirs douloureux revenant de manière récurrente, une irritabilité, une agressivité, un isolement, de l’apathie ou encore des troubles du sommeil.

Mais, dans quelles mesures les chocs psychologiques provoqués par ce conflit mondial peuvent-ils se transmettre aux enfants ? « Il existe bien des preuves d’une telle transmission entre générations, cela semble très probable, mais il est difficile d’en déterminer l’ampleur », souligne le Dr Glaesmer.

Ce que l’on nomme le traumatisme secondaire est désormais un thème abordé de manière récurrente dans les livres, les magazines ou sur les forums Internet. « Il y a beaucoup d’intérêt pour ce sujet, probablement parce que le temps s’est suffisamment écoulé depuis pour en parler et que les relations entre générations se sont nettement améliorées. Parler de culpabilité, de responsabilité, se positionner en victime est certainement libératoire », souligne le Dr Glaesmer.

Bilan d’après-guerre

L’intérêt grandissant pour ce sujet peut aussi s’expliquer par le fait que ceux qui sont nés dans les années d’après-guerre voient maintenant grandir leurs petits-enfants, ce qui les ramène à leur propre enfance. Ils ont aussi atteint un âge favorable à une réflexion sur leur histoire personnelle, d’autant plus que l’attention se focalise alors plus facilement sur les souvenirs anciens. Au moment de la retraite et une fois les enfants adultes,on est plus disposé à se pencher sur son histoire familiale. 

« Les gens ressentent le besoin de relier les épisodes de leur vie pour rechercher des liens de causalité », poursuit le Dr Glaesmer. La manière d’aborder les épisodes liés à la seconde mondiale et les conséquences sur la vie des personnes concernées a toutefois évolué au cours du temps et selon les événements historiques, en particulier en Allemagne, avec une nette différence sur cette approche avant et après la chute du mur de Berlin.

La chercheuse distingue ainsi trois phases :

  • De 1945 au milieu des années 1960, en Allemagne, tout ce qui se rapportait aux atrocités commises pendant la seconde guerre mondiale a été, soit banni et mis sous silence du côté de la République fédérale d’Allemagne (RFA), soit placé derrière « un mur anti-fasciste » en République démocratique d’Allemagne (RDA). Un déni qui a empêché toute tentative d’analyse.

  • A partir de 1968, le mouvement de révolte étudiante s’est accompagné d’une critique virulente contre la manière de traiter les événements liés à l’Holocauste, jugée réductrice et moralisatrice. Les procès, menés entre 1964 et 1965, du nazi Adolph Eichmann et de plusieurs criminels de guerre du camp d’Auschwitz, ont constitué un tournant dans la manière d’aborder cette période.

  • Dans la troisième phase, qui s’étend jusqu’à aujourd’hui, la fin du tabou entourant ces événements a contribué à en révéler les pages les plus sombres, les enfants et les petits enfants réagissent de manière moins impartiale et les échanges deviennent plus sincères, surtout après la réunification allemande.

Caractériser le transfert

C’est ainsi que depuis une quinzaine d’années, la question du transfert entre générations du traumatisme lié à la guerre est devenue un sujet de recherche pour comprendre par quels processus les générations suivantes se retrouvent elles-mêmes affectées. Pour le Dr Glaesmer, l’une des études les plus marquantes à ce sujet est celle de l’équipe du Dr Ulrich Lamparter (université de Hambourg, Allemagne), qui a mis au point une approche convaincante pour caractériser le traumatisme secondaire.

 
Il existe bien des preuves d’une...transmission entre générations. Dr Heide Glaesmer
 

Dans le cadre de cette étude, des psychanalystes et des historiens ont ainsi menées des entretiens avec des témoins de la destruction de la ville d’Hambourg en 1943, lors de l’opération Gomorrhe, et avec leurs enfants devenus adulte. Menée par les alliés, l’opération Gomorrhe s’est traduite par un bombardement incessant de la ville sur plusieurs jours, conduisant à ce qui est décrit comme une « tempête de feu » s’abattant sur Hambourg et se soldant par près de 35 000 morts.

Les 60 participants interrogés dans cette étude avaient entre 3 et 27 ans lorsqu’ils ont vécu cet événement tragique. Entre 2005 et 2010, lors des entretiens, ils étaient âgés de 66 à 91 ans. Leurs souvenirs, évoqués avec détails, étaient encore très prégnants. Ils ont été notamment particulièrement marqués par la vue de personnes décédées, souvent affreusement défigurées, ou de personnes immobilisées en état de choc.

Point de basculement

L’équipe a indiqué avoir observé chez les survivants de cette tragédie une anxiété, une dépression ou encore une perte d’empathie. De leur côté, leurs enfants ont « un fort pressentiment envers les atrocités et le chaos liés à la guerre, à la peur et à la menace ». Les expériences vécues par les parents restent très ancrées dans la mémoire familiale.

Les chercheurs considèrent que de telles expériences représentent un point de basculement dans l’histoire personnelle : « pour de nombreux témoins, les bombardements et les incendies de Hambourg ont été vécu comme une expérience de terreur et de menace sur leur existence ».

Ces témoins, et en particulier les femmes, ont développé une instabilité constante, due à une souffrance émotionnelle qui ne s’est jamais résorbée. « Il y a quelque chose en moi qui ne disparait pas » ou « ce sont des choses qui vous hantent toute votre vie » sont des déclarations fréquentes rapportées par l’équipe.

Même avec une prise en charge satisfaisante, menée par étape et sur le long terme, le choc et le traumatisme qui s’en suit semblent difficilement surmontables. Bien souvent, une telle expérience ou tout autre liée à la guerre en général est considérée comme radicale.

Des échelles de mesure inadaptées

Les symptômes rapportés dans les questionnaires soumis aux survivants de l’opération Gomorrhe ont été évalués en suivant les critères de l’échelle d’anxiété et de dépression en milieu hospitalier (HADS - Hospital Anxiety and Dépression). Les niveaux d’anxiété et de dépression présentés par les volontaires sont apparus légèrement plus élevés comparativement à ceux des individus du groupe témoin.

En utilisant l’échelle de l’état de stress post-traumatique, seuls quatre témoins oculaires ont eu un score surpassant la valeur seuil. Toutefois, les auteurs soulignent que, selon l’évaluation clinique, les participants avaient tous un niveau de traumatisme supérieur à celui associé aux scores.

Aussi, avec des questions se rapportant à la description des émotions ressenties la semaine précédant le test et à la recherche de symptômes qui couvrent un panel restreint, ces évaluations ne sont pas adaptées à cette population, estiment les chercheurs.

 
Nous encourageons les médecins et les psychothérapeutes à mieux prendre en compte les effets potentiels de la seconde guerre mondiale. Dr Ulrich Lamparter
 

Par ailleurs, ils rappellent que les témoins oculaires, pour beaucoup d’entre eux, ne sont pas conscients des séquelles liées à l’événement traumatisant, voire même les nient. Ou, à l’inverse, ils ont tendance, en tant que survivants, à se considérer comme chanceux. Le Dr Lamparter plaide donc pour la mise au point d’une méthode plus adaptée pour caractériser et identifier, d’un point de vue clinique, ce type de traumatisme.

Les échanges menés avec les 45 enfants de ces témoins des événements de Hambourg ont pu apporter quelques pistes sur l’impact que peut avoir un traumatisme sur la génération suivante. Les enfant interrogés, nés pendant la période de prospérité économique survenue entre 1952 et 1962, étaient âgés de 55 à 65 ans.

Un tiers d’entre eux savaient exactement ce qu’avaient vécu leurs parents pendant cet événement et se sont montrés plus aptes à comprendre leurs émotions. « La plupart des enfants perçoivent les conséquences psychologiques attribuées à ce qu’ont vécu leurs parents lors des incendies d’Hambourg, mais aussi pendant la guerre et l’après-guerre », ont conclu les auteurs.

Schémas de transfert variés

A partir des échanges menés avec les parents et les enfants, les chercheurs ont caractérisés plusieurs mécanismes comportementaux agissant sur le processus de transmission :

  • Effet de barricade : les parents n’évoquent pas les événements vécus et restent sur la défensive à ce sujet. Ils sont incapables de reconnaitre les besoins de leurs enfants de connaitre leur histoire. Plutôt que d’être dans le rapprochement et l’échange, ils optent pour la résignation et le reproche ;

  • Consentement mutuel : les différentes générations s’accordent de manière tacite pour éviter le sujet, trop lourd émotionnellement, et se limitent à une forme d’objectivité ;

  • Effet direct : les expériences et les émotions vécues par les parents pendant la guerre sont partagées avec les enfants qui développent alors une peur et un sentiment général de malaise. Il s’agit du mécanisme classique de transmission. Des objets en lien avec l’événement, comme une tasse ou un bijou, sont alors souvent conservés comme de précieuses reliques.

  • Effet « contenant » : les enfants portent eux-mêmes la douleur et la frustration de leurs parents, qui ne sont pas capables de la supporter, ou alors ils sont perçus comme un moyen de remplacer les proches disparus des parents.

  • Incompréhension : les parents conçoivent le soutien uniquement avec une approche matérialiste, en fournissant la nourriture, les vêtements et l’argent, alors que les enfants réclament davantage d’empathie. D’un côté, les parents donnent de l’importance à l’éducation comme moyen de devenir indépendant, de l’autre, les enfants veulent de la sécurité et une relation. Les parents cherchent à créer un sentiment de sécurité par des restrictions et des interdictions, tandis que les enfants veulent obtenir plus de liberté. Les tensions résultant d’une telle situation dans laquelle s’entremêlent des revendications contradictoires ne peuvent souvent se régler que par une rupture dans la relation ;

  • Héritage : Les parents renoncent à leurs propres objectifs et envies pour que leurs enfants aient une vie meilleure. Ils vont, par exemple, les pousser à obtenir de bons résultats scolaires et une carrière satisfaisante ou se comporter de manière modeste et à exprimer leur reconnaissance ;

  • Attitudes et modes de vie : les expériences perturbantes se reflètent dans la dynamique familiale, à travers notamment une tendance aux réactions excessives, voire agressives. Pour cette raison, certains enfants refusent d’avoir eux-mêmes une famille, par crainte de reproduire ce schéma ;

  • Approche partagée : les deux générations sont capables de confronter leurs peurs en en parlant et en acceptant l’impact qu’elles peuvent avoir sur eux-mêmes. Les personnes se perçoivent alors plus spontanément comme saines d’un point de vue psychologique.

Envisager le traumatisme de guerre

Selon le modèle psychodynamique, la transmission du traumatisme n’est pas seulement directe, mais s’opère aussi par des attitudes corporelles, à travers des gestes, des expressions ou un ton de voix.

Les parents peuvent transmettre à leurs enfants leurs propres émotions négatives, comme la colère, la faiblesse ou la culpabilité, auxquelles ils ne savent pas se confronter et peuvent trouver, de cette manière, une satisfaction à les contrôler à travers leurs enfants.

A l’inverse, les parents peuvent en venir à limiter la communication pour éviter de transmettre leur charge émotionnelle, ce qui peut s’avérer délétère pour les enfants. Il est d’ailleurs fréquent d’observer des défaillances dans l’éducation des enfants, les parents traumatisés se montrant parfois peu investis, non disponibles émotionnellement ou paralysés par la peur.

De leur côté, les enfants peuvent faire preuve d’une trop grande empathie et d’une prudence excessive au point d’inverser les rôles et de devenir trop protecteurs vis-à-vis d leur parents pour leur éviter de souffrir à nouveau.

Le Dr Glaesmer et ses collègues expliquent que les enfants de parents traumatisés se révèlent plus fragiles, avec une plus forte prédisposition aux troubles psychologiques. Plusieurs traits ont été rapportés dans les enquêtes : faible estime de soi, peur de l’anéantissement, cauchemars, difficultés à gérer les conflits, identification excessive avec le statut de victime des parents ou volonté de réussir pour compenser une souffrance.

« Nous encourageons les médecins et les psychothérapeutes à mieux prendre en compte les effets potentiels de la seconde guerre mondiale dans la prise en charge des patients », plaident de leur côté le Dr Lamparter et ses collègues. Même ceux qui ont vécu les bombardements en étant protégé dans des bunkers sont en fait profondément marqués, précisent-ils.

 

La version originale de cet article a été publiée le 13 août 2019 sur Medscape édition allemande et traduite par Vincent Richeux.

 

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