Quand le changement climatique tue : l’exemple de la néphropathie d’étiologie inconnue (CKDu)

Stéphanie Lavaud

Auteurs et déclarations

28 août 2019

Cecilia Sorensen

Aurora, Etats-Unis/San Salvador, El Salvador — Le réchauffement climatique est-il à l’origine d’une nouvelle pathologie ? C’est ce que semblent penser des chercheurs face à une néphropathie d’origine inconnue qui décime les travailleurs pauvres dans différents pays du monde. Sans pouvoir totalement exclure les pesticides, les chercheurs optent de plus en plus pour une autre cause environnementale : les températures de plus en plus élevées que supportent ces paysans pendant leurs travaux dans les champs. Dans le numéro spécial du New England Journal of Medicine consacré ce mois-ci aux liens entre santé et climat, Cecilia Sorensen (département de médecine d’urgence, Colorado) et son collègue, Ramon Garcia-Trabanino (Centre d’hémodialyse, San Salvador) voient dans cette pathologie rénale d’étiologie inconnue (répertoriée dans la littérature sous le sigle CKDu) une maladie symptomatique et « sentinelle de l’ère du changement climatique » qui en préfigurent d’autres [1]. Ils appellent à une prise de conscience des professionnels de santé en première ligne pour agir.  

Loin de céder au désespoir, ils écrivent : « nous avons à apprendre de cette épidémie et à choisir d’avancer de façon plus sage ».

Décrite en 1990 au Salvador

Peu relayée dans les médias français, mais présente dans la littérature scientifique, cette pathologie rénale mystérieuse est apparue depuis quelques années dans différentes régions du globe. Elle a été décrite pour la première fois en 1990 au Salvador quand un nombre anormalement élevé de travailleurs agricoles sont morts de maladie rénale. Puis le phénomène s’est étendu en Amérique du Sud, en Inde, au Sri Lanka, au Egypte… « En Amérique centrale, la maladie rénale chronique est devenue une cause majeure d’hospitalisations et de décès, en grande partie due à la pathologie rénale chronique d’étiologie inconnue (Chronic Kidney Disease of unknow origin CKDu), écrivent les auteurs. Sur la dernière décennie, la mortalité par pathologies rénales chroniques a atteint 83% au Guatemala, et c’est désormais la seconde cause de décès au Nicaragua et au Salvador ».

Les Etats-Unis ne sont pas non plus épargnés avec des cas en Floride, en Californie et dans la San Luis Valley au Colorado.

Une pathologie rénale qui n’implique ni diabète ni hypertension

De quoi s’agit-il ? En 2015, Virginia Weaver (département de santé environnementale, Baltimore) et coll. décrivaient les principales caractéristiques de l’« épidémie » de CDKu dans BMC Nephrology, en précisant que la maladie touche des patients jeunes, se traduit par une morbidité et une mortalité importante mais, et c’est là une de ses principales différences avec la CKD, n’implique ni diabète ni hypertension – causes classiques de la pathologie rénale [2]. Les hommes semblent plus à risque, au moins pour les cas les plus sévères, et les zones rurales très pauvres sont les plus affectées, en particulier quand le travail agricole y est la principale occupation. « La pauvreté et le manque d’accès aux soins rendent les caractéristiques cliniques de la pathologie difficile à déterminer, écrivait le Dr Weaver, tout comme de savoir quand l’épidémie a démarré. La maladie est présente depuis une période de temps significative, mais non identifiée en l’absence de test diagnostic ».

Si la CKDu ne se présente pas exactement de la même façon dans chaque partie du globe, la maladie possède des caractéristiques qui font penser à une cause commune. De nombreux facteurs susceptibles d’être à l’origine de la maladie ont été passé en revue, comme le cadmium, l’arsenic ou encore le plomb, et sans qu’aucun ne puisse être totalement exclus, les soupçons se sont tournés vers quatre causes possibles : l’agrochimie, la qualité de l’eau, la fatigue extrême et un stress induit par des fortes chaleurs [2].

Une maladie énigmatique mais liée à l’exposition à la chaleur

Trente ans après les premières descriptions, « la maladie reste énigmatique » écrivent les Drs Sorensen et Garcia-Trabanino. « Mais ce que nous savons de façon certaine, c’est que la CKDu est liée à l’exposition à la chaleur et à la déshydratation même si l’exposition aux produits agrochimiques, aux métaux lourds et aux agents infectieux, de même que la présence de facteurs génétiques et de facteurs de risque liés à la pauvreté, à la malnutrition, et d’autres déterminants sociaux peuvent aussi y contribuer. »

En Amérique centrale, les travailleurs de la canne à sucre ont des taux très élevés de CKDu, et sont devenus des sujets d’investigation pour les chercheurs.

Ces paysans portent 5 à 6 tonnes de cannes à sucre par jour, en étant chaudement habillés, sous des températures qui dépassent fréquemment les 40°C. « Il devient de plus en plus évident, écrivent les auteurs, qu’une telle exposition à la chaleur peut conduire à une atteinte rénale subclinique quotidienne (ischémie, stress oxydatif induit par les fortes chaleurs, diminution des réserves d’énergie intracellulaires), qui, par accumulation peut altérer la fonction rénale et résulter en une pathologie chronique, soit directement, soit en exacerbant les agressions rénales causées par d’autres facteurs environnementaux, ou les deux. De toutes les façons, une telle exposition récurrente à la chaleur et à la déshydratation induit une inflammation chronique et une atteinte tubulaire chez les souris, similaire à ce qui est observé dans le CKDu ». Une autre des caractéristiques physiopathologiques de la CKDu par rapport à la pathologie rénale chronique est, en effet, de présenter une altération non pas essentiellement glomérulaire, mais aussi tubulaire.

Limite physiologique atteinte

De plus en plus d’experts postulent que la CKDu est une résultante du réchauffement climatique, parlant de néphropathie induite par le stress causé par la chaleur. Et effectivement, nombre de lieux géographiques touchés par cette vague de pathologies rénales ont connu de substantiels changements de températures au cours des dernières décennies. « Quand les températures moyennes ont augmenté de 1°C, les augmentations qui ont accompagné les vagues de chaleur ont été encore plus drastiques, liées à une forte humidité - des éléments qui, mis ensemble, font augmenter l’index de chaleur, avec des conséquences directes sur la santé ». Les chercheurs vont même plus loin en émettant l’hypothèse que nous ayons désormais atteints « une limite physiologique en termes d’exposition à la chaleur, un seuil au-delà duquel l’acclimatation et les modifications de comportement ne peuvent plus compenser tous les facteurs de stress biologiques liés aux conditions de travail non sécurisées et aux expositions environnementales dans ces communautés ».

Ils se font même alarmistes : « nous vivons désormais dans une ère où le changement climatique n’est plus une menace existentielle distante. C’est en train d’arriver maintenant et cela affecte notre santé de façon profonde.

La CKDu est susceptible d’être l’une de ces maladies sensibles à la chaleur qui vont être démasquées et accélérées par le changement climatique ».

Le fait que la chaleur exacerbe les pathologies chroniques n’est pas une vue de l’esprit : les arrêts cardiaques, les hospitalisations et les visites aux services d’urgences sont accrus. Depuis 2003 où la France a fait l’expérience de l’épisode de canicule inattendu, des mesures ont d’ailleurs été prises dans le sens d’une meilleure prévention des populations vulnérables, mais les chiffres de mortalité et d’hospitalisation restent plus élevés pendant ces périodes de fortes chaleurs. Un effet prégnant a aussi été enregistré sur la santé mentale, avec même des hausses de suicide dans certaines villes des Etats-Unis et à Mexico.

Ce qui fait dire aux médecins, auteurs de l’article : « Qu’on en soit conscient ou non, nous sommes tous susceptibles d’avoir soigné des patients qui étaient d’une façon ou d’une autre impactés par le changement climatique ».

La quintessence des maladies liées au climat

A ce titre, la CKDu comporte, selon les Drs Sorensen et Garcia-Trabanino, la quintessence des maladies liées au climat, lesquelles vont constituer un challenge pour les médecins à l’avenir. Primo, une prévalence qui croît avec l’exposition à la chaleur. Secundo, une prévalence exacerbée dans les régions du monde où les gens n’ont pas accès aux soins. Tertio, ce type de pathologies affecte de façon préférentielle les populations les plus pauvres, les plus vulnérables, leur enlevant leur force de travail et altérant leur santé mentale.

Dans les faits, l’Organisation Mondiale de la Santé estime que les changements climatiques pourraient conduire plus de 100 millions de personnes à une extrême pauvreté à l’horizon 2030 [3].

Changer le cours de l’avenir

En conclusion de leur article, les auteurs prennent clairement position, en termes engagés et lyriques : « En tant que professionnels de santé, nous sommes sur la ligne de front de la crise climat/santé. La CDKu est comme une maladie sentinelle à l’ère du changement climatique. Mais nous avons à apprendre de cette épidémie et choisir d’avancer de façon plus sage. L’évolution de nos pratiques est essentielle pour la santé de nos patients, qui dépend de nos voix auxquelles on fait confiance. Nous croyons que, plutôt qu’un moment de désespoir, est venu le temps d’une action collective ».

« En tant que gardiens de la santé de la communauté, ajoutent-ils, nous prenons le pouls de l'humanité au quotidien et constatons les conséquences du changement climatique. Nous croyons que les médecins ont la possibilité de changer le cours de l'avenir ».

Des mots qui prennent une résonnance particulière en ces temps d’incendies géants en Sibérie, Afrique Sub-Saharienne et Amazonie.

 

Pour en savoir plus sur le CKDu : se rendre sur La Isla Network, un site entièrement dédié à cette pathologie. Le nom de la Fondation provient d’une communauté au Nicaragua où tellement d’hommes sont morts de CKDu que les locaux l’ont surnommée « La Isla de Viudas », c’est-à-dire l’« Ile des veuves ». 

 

 

Crédits photo : Cecilia Sorensen (University of Colorado Anschutz Medical Campus) et scène de dialyse en Inde (La Isla Network).

 

 

 

 

 

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