Santiago du Chili, Chili – Quelle est la meilleure stratégie de traitement chez des patients insuffisants cardiaques (IC) qui se sont vu diagnostiquer récemment une fibrillation auriculaire (FA) ? Et quelle différence selon que la cardiomyopathie est d’origine ischémique (CMI) ou non (CMNI) ?
Pour le savoir, Ramon Corbalan (Division of Cardiovascular Diseases, Catholic University School of Medicine, Santiago) et son équipe ont réalisé une étude prospective en se basant sur le registre GARFIELD-AF (Global Anticoagulant Registry in the FIELD of Atrial Fibrillation - voir encadré) [1]. Il en ressort que le pronostic des patients souffrant d’une CMI est davantage péjoratif, lorsqu’une fibrillation auriculaire leur a été diagnostiquée récemment, que celui de ceux qui ont une CMNI. Les premiers sont plus souvent sous-traités en termes de traitement anticoagulant et reçoivent plus souvent un traitement antiplaquettaire seul ou une combinaison des deux.
« Ces résultats devraient inciter les médecins à opter pour un traitement plus efficace de l’insuffisance cardiaque, en particulier chez les patients avec une CMI » concluent les auteurs.
Ces 11 740 patients avec une insuffisance cardiaque et une FA nouvellement diagnostiquée, qui constituaient 22% de la population du registre, ont été suivis pendant un an et l’évolution des 4 720 participants présentant une cardiomyopathie d’origine ischémique (CMI) a été comparée à celle des 7 020 autres, dont la cardiomyopathie était de type non ischémique (CMNI). Le Pr Jean-Pierre Bassand (Professeur de cardiologie à l’Université de Besançon Franche-Comté), co-auteur de cette première analyse du genre, rappelle que GARFIELD-AF est un registre mondial et qu’il révèle d’énormes différences de pratique entre les pays. En revanche, ajoute-t-il, « un chiffre est retrouvé dans l’ensemble des registres et il est quasi incompressible : environ 10% des patients FA et IC ne prennent pas d’anticoagulant (AC) ».
Le registre GARFIELD-AF
Multicentrique et international, ce registre vise à étudier de façon prospective la prévention de l'AVC chez des patients atteints d'une fibrillation auriculaire (FA) récemment diagnostiquée. Les patients ont été recrutés dans plus de 1 300 centres dans 35 pays (Europe, Canada, Australie, Asie, Asie Pacifique, Amérique latine et Afrique).
Lancé en décembre 2009 et clôturé en 2016, il inclut plus de 57 200 patients présentant une FA de moins de 6 semaines et au moins un facteur de risque, avec un suivi d’au moins 2 ans et jusqu’à 8 ans. La moyenne d’âge des participants (44% de femmes) est de 71 ans. Le traitement est à la discrétion des médecins des centres recruteurs, la prescription d’un anticoagulant n’étant pas un pré-requis.
L’intérêt d’un tel registre observationnel est d’évaluer dans la pratique clinique quotidienne le rôle des traitements de la FA et de combler la différence qui existe entre les grands essais cliniques et le terrain. Le registre est essentiellement dirigé vers la compréhension et la prévention des accidents emboliques cérébraux. Les cohortes séquentielles concernant la prévention, la sécurité, l’efficacité thérapeutique ainsi que la prise en charge par les tutelles de Santé de la FA, permettent de dresser un profil évolutif.
Plus de décès, d’accidents emboliques et d’hémorragies majeures chez les coronariens ischémiques
Pour 100 patient-années, les décès toutes causes confondues et les décès d’origine cardiovasculaire sont significativement plus nombreux chez les patients atteints d’une CMI que chez qui souffraient d’une CMNI (décès toutes causes confondues : 10 vs 7, et décès d’origine cardiovasculaire : 5,1 vs 3).
Dans les deux groupes, les causes les plus fréquentes de décès d’origine cardiovasculaire sont l’insuffisance cardiaque, la mort subite sans témoin et l’infarctus du myocarde. Les décès sans cause déterminée sont substantiellement plus fréquents chez les coronariens.
L’incidence des accidents emboliques cérébraux et systémiques (AVC/ES) est plus marquée dans le groupe CMI (2,0% vs 1,5%). Pour Jean-Pierre Bassand, « le faible taux d’AVC/ES ne doit pas surprendre : les cardiologues oublient que le risque d’AVC/ES est mineur, comparé au risque de décès. Ainsi, dans GARFIELD-AF, le taux de décès est 3 fois plus élevé que le taux d’AVC/ES. Ces derniers ne sont d’ailleurs responsables que d’une petite minorité des décès : moins de 5% ».
Les hémorragies majeures sont significativement plus fréquentes chez les patients CMI (1,9% vs 0,7% CMNI). La proportion de patients prenant un antivitamine K était de 40%, contre 28% pour les anticoagulants oraux directs (AOD).
« Il s’agit d’un effet registre typique [le recrutement a débuté en 2010] », précise le Pr Bassand : « la prescription des AOD augmente progressivement dans les différentes cohortes séquentielles ».
Les patients CMI ne prenant pas d’antiagrégant plaquettaire (AP) à l’inclusion dans l’étude se caractérisaient par un taux plus élevé de décès, d’accidents emboliques et d’hémorragies.
Patients CMI : plus de comorbidités, et une prise en charge thérapeutique différente
Sur le plan clinique, les patients CMI sont plus sévèrement atteints, 37% d’entre eux (contre 29% des patients CMNI) affichant un score NYHA III ou IV et une fraction d’éjection ventriculaire gauche (FEVG) moyenne de 0,32 (0,38 en cas de CMNI). Les comorbidités sont également plus importantes, dont l’hypertension artérielle, les sténoses carotidiennes, l’insuffisance rénale et le diabète, avec un score CHA²DS²-VASc moyen s’établissant à 4,4.
Sur le plan thérapeutique, les coronariens recevaient moins d’anticoagulant (associé ou non à un antiplaquettaire) : environ 60% contre 74% des patients du CMNI. Inversement, il y avait plus d’AP prescrits seuls en cas de CMI : 34% contre 15,5%. 5,5% ne recevait aucun antithrombotique en cas de CMI, contre 11% en cas de CMNI. Les médicaments bloqueurs du système rénine-angiotensine étaient préférentiellement prescrits chez les patients CMI (73% vs 60%), tout comme les bêtabloquants (63% vs 53%). De même, les antiarythmiques contrôlant la fréquence cardiaque étaient plus prescrits que ceux qui stabilisent le rythme.
CMI : un pronostic péjoratif dû au non-respect des recommandations…
Comme écrit plus haut, les patients coronariens souffrent de comorbidités plus importantes. Leur état fonctionnel est également moins bon : les patients ayant une FE < 0,40 sont plus nombreux dans le groupe CMI. La survenue d’une FA accentue le défaut de perfusion coronaire, et la médication antiarythmique génère une instabilité électrique. Cependant, le traitement anticoagulant est suboptimal chez les coronariens.
Interrogé par Medscape édition française, le Pr Corbalan a précisé que « ces résultats montrent la nécessité d’améliorer le traitement antithrombotique de la FA chez les patients souffrant d’une IC d’origine ischémique. Il faut se mettre en accord avec les recommandations internationales ».
…ou à la polymédication ?
Dans le groupe cardiomyopathies ischémiques 75 % des médecins en charge des patients sont des cardiologues. Or, paradoxalement, il y a plus de patients traités par les AC (avec ou sans AP) dans le groupe cardiomyopathies non ischémiques où il y a moins de cardiologues (68%) prescripteurs. Néanmoins, pour les auteurs, la prescription d’un AP, qui est plus fréquente chez les patients CMI, prend souvent le pas sur la prescription d’un anticoagulant.
« Les raisons pouvant expliquer la prescription de traitements antithrombotiques inadéquats restent inconnues » relève le Pr Corbalan. « Ces patients sont souvent âgés et polymédiqués. Cela pourrait inciter le médecin prescripteur à la prudence, sans oublier que la polymédication, en soi, est une cause de mauvaise compliance thérapeutique. » Par ailleurs, « l’adhésion des médecins aux recommandations reste un sujet largement débattu ».
Le registre GARFIELD-AF a été initié en mars 2010, avant l’arrivée des anticoagulants oraux directs (AOD). Il est possible qu’avec le temps les cardiologues deviennent moins frileux face à la prescription de ces médicaments. Le fait que l'arythmie ne soit pas permanente, dans le groupe cardiomyopathies ischémique explique peut-être la moindre prescription d'anticoagulants et la préférence des anti-plaquettaires.
Au final, ces résultats devraient inciter les médecins – y compris les cardiologues – à opter pour un traitement plus efficace de l’insuffisance cardiaque, en particulier chez les patients avec une CMI.
Quelques limites
Les auteurs notent des limites à leur étude qui tiennent notamment au fait que le diagnostic de CMI a été effectué rétrospectivement. Par ailleurs, le diagnostic de la CMNI était un diagnostic par défaut, basé sur les antécédents, la clinique et éventuellement une FE < 0,40 qui déterminaient la présence d’une insuffisance cardiaque. Enfin, il s’agissait d’une population majoritairement européenne et asiatique non chinoise, et les résultats ne sont peut-être pas applicables à toutes les populations.
Quid du GARFIELD Risk calculator ?
Le calculateur de risque GARFIELD AF, accessible en ligne, a été présenté au congrès 2018 de l’ESC, à Munich. S’il permet d’évaluer les trois risques majeurs (décès, AVC, hémorragies), il doit encore, d’après Jean-Pierre Bassand, « être validé par plusieurs cohortes indépendantes. On souhaiterait aussi qu’il puisse être discriminant chez les patients à bas risque ».
Le registre GARFIELD-AF est financé par une bourse de recherche non restreinte et concédée par Bayer Pharma AG (Allemagne). |
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Citer cet article: Insuffisants cardiaques avec une FA : encore des lacunes dans la prescription des anticoagulants, d’après GARFIELD-AF - Medscape - 3 juin 2019.
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