Microdoses de psychédéliques et créativité : ce que le psy doit savoir

Julien Moschetti

Auteurs et déclarations

13 mars 2019

Paris — C’est devenu la grande mode dans les startups de la Silicon Valley : consommer des microdoses de psilocybine ou de LSD pour augmenter la productivité et la créativité. Une tendance popularisée notamment par le psychologue américain James Fadiman, auteur en 2012 de The Psychedelic Explorer’s Guide : Safe, Therapeutic, and Sacred Journey (Le guide de l’explorateur psychédélique : un voyage sans risque, thérapeutique et sacré, ndlr ). L’ouvrage expliquait « comment des doses extrêmement faibles de LSD améliorent le fonctionnement cognitif, l’équilibre émotionnel et l’endurance physique. » Psychiatre à l'Hôpital Saint-Antoine (Paris), le Dr Stéphane Mouchabac est revenu, lors du congrès de l’Encéphale 2019 sur les effets du microdosing sur la créativité, dans le cadre d’une conférence consacrée aux psychodysleptiques. Car si le microdosing a aujourd’hui le vent en poupe, cela signifie que les psychiatres vont être confrontés à cette nouvelle problématique. Une présentation exceptionnelle qui a fait fureur à l'applaudimètre.

L’ère psychédélique des Beatles aurait-elle existée s’ils n’avaient pas consommé de LSD ?

Les Beatles auraient-ils été aussi créatifs sans l’aide des psychédéliques au milieu des années 1960 ? La sortie des albums Revolver et Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band était « sans doute l’apogée de leur créativité, a souligné le Dr Mouchabac. Le LSD a donc joué un rôle dans leur créativité, mais il ne faut pas oublier que les Beatles se sont aussi intéressés à la musique indienne et qu’ils avaient rencontré Ravi Shankar [musicien sitariste de renommée internationale]. Enfin, des techniques d’enregistrement innovantes permettaient d’offrir de nouvelles approches conceptuelles très créatives. C’est donc un ensemble de choses qui expliquent leur créativité. »

 
quand nous débattons sur les drogues et la créativité, nous sommes dans une logique très contrefactuelle Dr Mouchabac
 
Si le Dr Mouchabac a pris l’exemple du processus créatif des Beatles, c’est pour faire passer le message suivant : les drogues ont probablement joué un rôle sur la créativité du groupe, mais il faut avoir conscience qu’il s’agit « d’une interprétation, d’une lecture a posteriori d’un phénomène concomitant. Car, quand nous débattons sur les drogues et la créativité, nous sommes dans une logique très contrefactuelle (qui consiste à modifier de façon mentale et fictive l'issue d'un évènement en modifiant l'une de ses causes, ndlr). Or, le cerveau humain a du mal à penser en contrefactuel, à se demander par exemple « que ce serait-il passé si j’avais fait autre chose ? » En d’autres termes : « Auraient-ils été aussi créatifs s’ils n’avaient rien pris ?  La réponse est la suivante : on ne sait pas ! » 

Définir la créativité

Pour comprendre l’effet des psychodysleptiques (ou psychédéliques) sur la créativité sans laisser notre pouvoir d’interprétation modifier a posteriori la nature des événements, il faut donc commencer par définir la créativité, selon le Dr Mouchabac. En partant par exemple de cette définition admise par la plupart des chercheurs du domaine : la créativité est la capacité à réaliser une production qui soit à la fois nouvelle et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste (Sternberg et Lubart, 1995).

Selon le Dr Mouchabac, cette définition implique deux choses :

1) « une petite variation par rapport à ce qui existait déjà est suffisante pour être créatif, on n’est pas obligé de refaire la chapelle Sixtine ! »

2) Le contexte joue un rôle important. Plusieurs composantes ont en effet une influence sur la réalisation du potentiel créatif car il s’agit d’une approche multivariée.

Selon Sternberg et Lubart, trois facteurs se combinent pour observer le potentiel créatif : les facteurs cognitifs (connaissances et capacités intellectuelles), conatifs (traits de la personnalité et motivation) et environnementaux (familial, professionnel, culturel…). Conclusion du Dr Mouchabac : « Les aptitudes cognitives facilitent la concentration et la créativité, mais la créativité n’est pas pour autant l’apanage des surdoués », puisqu’il faut aussi tenir compte des facteurs environnementaux et conatifs.

 
Des dizaines d’études circulent sur le sujet sur Internet, mais il y a « probablement des biais Dr Mouchabac
 

A propos des facteurs conatifs, « le fait d’être ouvert, d’être à la recherche de sensations ou d’injecter des facteurs émotionnels dans le processus créatif » sont des éléments qui participeront à « booster » la créativité, selon le psychiatre. Il s’agira également d’avoir un certain niveau de connaissances pour être capable de comprendre la situation et ne pas réinventer ce qui existe déjà. Enfin, les personnes créatives réussiraient à focaliser leur pensée sur des aspects nouveaux de la tâche, afin d’extraire la nouveauté dans tout ce qui a déjà été fait. Cela signifie donc que « l’organisation du cerveau est très importante dans le processus créatif », a rappelé le Dr Mouchabac.

Le LSD et la créativité

Le psychiatre a ensuite ouvert une parenthèse « physicienne » en faisant allusion à une expérience du physicien allemand Ernst Florens Friedrich Chladni : la figure de Chladni. Elle consiste à mettre du sable sur une plaque de métal et de la faire vibrer (avec un archet de violon par exemple) pour obtenir différentes figures géométriques. Ces figures (ou motifs) qui se modifient sur les plaques en fonction des fréquences sont surnommées des ondes stationnaires (ou ondes harmoniques).

Mais quel rapport avec la consommation de drogues psychédéliques ? Parce que l’on retrouve les mêmes oscillations harmoniques dans notre cerveau quand l’activité ondulatoire cérébrale se modifie (modification des états de conscience), selon les travaux récents. Les chercheurs ont appliqué cette méthode pour étudier les changements dynamiques des états du cerveau sous LSD.  Sous l'influence du LSD, une plus grande partie de ces oscillations harmoniques contribuerait à façonner l'activité cérébrale, si bien que leur force d'activation s'en trouverait augmentée. En clair, le cerveau sous LSD activerait un plus grand nombre de motifs harmoniques simultanément.

Le Dr Mouchabac en a tiré la conclusion suivante : « Le LSD agit de manière très nette sur les variations d’activité oscillatoires et peut connecter de manière distincte différents types de réseaux cérébraux [p.ex. les réseaux "small world" ou "scale-free"]. Cela signifie que l’on peut utiliser notre cerveau de manières différentes, à travers d’autres perceptions, d’autres sensations ». Mais aussi que « ces variations d’activité oscillatoires permettront probablement de faire émerger de nouvelles idées ».

Autre avantage du LSD et des psychédéliques en matière de créativité : ils agissent sur les portes de la perception, à l’image de l’ouvrage éponyme d'Aldous Huxley paru en 1954. Or, « cette ouverture au flot d’informations et cette conscience accrue quand vous prenez du LSD passe par l’augmentation de l’attention conceptuelle (qui porte sur tel objet plutôt qu’un autre, ndlr) », selon le Dr Mouchabac. Vous allez donc être plus attentifs au monde et donc capter, capturer dans le monde, des idées potentiellement nouvelles ».

Selon le psychiatre, le véritable créatif est justement « quelqu’un qui va extraire quelque chose de plus du grand flot d’informations et d’idées qu’il y a dans l’air du temps. Mais, pour cela, il faut être fort au niveau perceptuel et en particulier au niveau attentionnel. Or, l’une des principales cibles des substances psychédéliques est justement la flexibilité cognitive (aptitude à trouver des solutions diversifiées à un problème, à appréhender le problème sous plusieurs angles, ndlr). Elle permet de passer d’un processus à l’autre tout en restant stable, à l’image d’un roseau ou d’un bambou qui est flexible parce qu’il revient à sa position initiale une fois qu’il a bougé sous l’effet du vent ».

Fait également partie des capacités intellectuelles sollicitées dans l’acte créatif : la pensée divergente. Contrairement à la pensée convergente qui intervient dans la recherche d’une solution unique et optimale, ce processus de pensée est mis en œuvre dans les situations où il faut trouver le maximum de solutions différentes à un même problème. « A l’image du slogan d’Apple, ‘’think different’’, la pensée divergente permet de penser différemment, de faire émerger des idées vraiment pertinentes en terme d’originalité, d’élaboration ou d’étendue », d’après le Dr Mouchabac.

Or, c’est justement le message ci-dessus que martèlent les plus fervents prosélytes du microdosing (de LSD ou de psilocybine) qui travaillent dans la Silicon Valley. Les sites dédiés pullulent sur Internet, à l’image de ce « guide essentiel du microdosing de LSD ». « Ces sites sont bien faits, ils donnent toutes les clefs pour pratiquer le microdosing dans de bonnes conditions, mais c’est très prosélyte, regrette le Dr Mouchabac. Il faudrait faire un peu de psychiatrie en immersion pour voir ce que ça donne sur le plan expérimental. Est-ce que cela augmente véritablement la créativité ? Est-ce qu’il s’agit d’un simple dopage cérébral ? »

Ces sites listent par exemple les effets positifs du microdosing de LSD sur la créativité, la concentration, la productivité, l’énergie, les capacités de leadership…  Il réduirait aussi la fréquence et l'intensité des états indésirables causés par les formes de « maladie mentale » telles que la dépression, l’anxiété, le trouble du déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité (TDAH, ADD), l’addiction, les troubles de l’humeur, le syndrome de stress post-traumatique (SSPT)…

 
ce n’est pas anodin pour certains sujets de prendre des produits dont les effets peuvent être très forts, avec un risque de déclencher des symptômes psychiatriques Dr Mouchabac
 

Des dizaines d’études circulent sur le sujet sur Internet, mais il y a « probablement des biais car on ne sait pas, par exemple, combien de fois la personne a véritablement pris la dose "prescrite" », a mis en garde le Dr Mouchabac. De plus, les facteurs confondants sont multiples dans ce genre d’études qui ne sont pas totalement contrôlées [du fait de l’absence de « bras » comparateur ou placebo qui permet d’évaluer plus objectivement l’effet de la substance étudiée, ndlr]. Enfin, il y a une véritable volonté de transcender les règles et les lois pour certains, dans le but d’obtenir des données intéressantes. Il y a donc un effet promoteur très important parce que ces personnes militent pour que vous puissiez prendre des microdoses sans être arrêté par un policier. »

Le Dr Mouchabac a néanmoins évoqué une étude sur les effets du microdosing de psychédéliques sur la créativité publiée en décembre dernier dans la revue Psychopharmacology. « C’est une étude ouverte, sans contrôle, avec toutes les limites que l’on peut imaginer. Mais elle montre que le microdosing augmente énormément la flexibilité cognitive. On observe notamment une augmentation très forte de la pensée divergente et probablement une hausse de la pensée convergente dans le cadre de la résolution de problèmes. Enfin, ces drogues psychédéliques agiraient beaucoup sur les circuits sérotoninergiques. »

Le microdosing : les enjeux cliniques

Mais comment qualifier ce phénomène de microdosing ? « S’agit-il d’une forme d’addiction un peu moins forte que l’on justifie, de dopage cérébral ou de quelque chose qui existe dans toutes les cultures depuis très longtemps ? », s’est interrogé le Dr Mouchabac qui prenait sur ce dernier point l’exemple des tribus amérindiennes qui faisaient régulièrement des expériences chamaniques en consommant de l’ayahuasca.

Selon le psychiatre, on ne peut nier les effets du microdosing sur la créativité, même s’il est probable qu’il y ait « des biais individuels car les adeptes de cette pratique peuvent être assez promoteurs. »  Une chose est sûre : les professionnels doivent « être à l’écoute de ces phénomènes, non seulement parce qu’on risquerait de se méprendre, mais aussi parce qu’il y a des enjeux cliniques. ». Pourquoi ? « Car ce n’est pas anodin pour certains sujets de prendre des produits dont les effets peuvent être très forts, avec un risque de déclencher des symptômes psychiatriques. Mais aussi parce que les microdoses ont des effets curatifs que nous cherchons à établir ».

Le Dr Mouchabac est bien placé pour en parler car il a étudié les effets de la kétamine et de la scopolamine sur la dépression résistante. Et d’évoquer une étude ouverte « prometteuse » sur les effets de la psilocybine dans le traitement de la dépression parue récemment dans The Lancet Psychiatry.

Conclusion du Dr Mouchabac : « Les psychiatres doivent se renseigner sur les notions de microdosing et l’existence de cette communauté de consommateurs de psychédéliques, comprendre leur point de vue et l’intérêt potentiel de ces pratiques, même s’il faut prendre des précautions. Notamment avec les patients souffrant de schizophrénie qui sont plus particulièrement à risque. Sans décréter qu’il s’agit obligatoirement d’un comportement pathologique, encadrer médicalement l’évaluation ces pratiques permettra d’apporter des réponses scientifiques et d’éviter certains écueils. »

Pour le psychiatre, le microdosing est « une nouvelle expérience qui émerge avec des pratiques très anciennes qui sont désormais diffusées massivement via Internet ». Cela signifie que « les psychiatres vont être confrontés à ces questions et qu’il va falloir y répondre.  Or, si vous êtes un peu sans connaissance et sans voix, cela va être un peu gênant parce que ces questions sont très diffusées sur Internet. »

A titre d’exemple, les psychiatres devraient savoir que « le microdosing agit énormément sur les « soft kills », ces compétences comportementales (empathie, cognition sociale, créativité…) basées sur des phénomènes émotionnels, selon le psychiatre. Mais ce n’est pas parce que cela ouvre des portes et augmente potentiellement certaines aptitudes à un instant T dans une configuration C que l’on deviendra un génie créatif si on consomme des microdoses de LSD. » 

 
les psychiatres vont être confrontés à ces questions et qu’il va falloir y répondre Dr Mouchabac
 

Et de citer l’inventeur et ingénieur Nikola Tesla : « Si vous voulez trouver les secrets de l'univers, pensez en termes d'énergie, de fréquence, d'information et de vibration ». Il avait raison, selon le Dr Mouchabac, « car l’un des effets principaux de ces substances psychédéliques est de modifier les états de conscience au-delà de la connectivité cérébrale classique pour créer de nouvelles perceptions, de nouvelles interprétations du monde. C’est aussi valable pour le fonctionnement du cerveau, car c’est là que cela se joue et que cela opère. Et c’est aussi là que les risques augmentent pour les sujets à risque. »
 

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