Urgences : se reposer plus pour travailler mieux

Stéphanie Lavaud

26 février 2019

Londres, Royaume-Uni — Il y a quelques jours, le journal médical anglais BMJ interrogeait : « avez-vous déjà tenu toute une garde sans même prendre le temps d’aller aux toilettes ? Ou travaillé non-stop sans prendre le temps de faire une pause pour manger. Ou bien pris votre voiture à la fin d’une garde en vous demandant si vous étiez en état de conduire [1] ? » Et enchainait, lucide : « Probablement que oui, car ce scénario n’a rien de rare pour les médecins du NHS (National Health Service), comme pour tout médecin issu d’un système de soins qui serait totalement débordé ». Ajoutant même « parfois même ce scénario est devenu la norme ; et ce n’est pas acceptable, que ce soit pour les médecins comme pour les patients ». Avant de dénoncer un manque d’espaces de partage, d’endroits pour s’asseoir et discuter. Une perte ou une absence susceptible de nuire, non seulement, au bien-être du personnel soignant mais de contribuer aussi à la perte du sentiment de communauté à l’hôpital. Qui est à blâmer dans cette perte d’humanité ? Si Cat Chatfield et Aby Rimmer, les deux journalistes du BMJ, ne portent pas d’accusations, elles n’hésitent pas à dire que les médecins eux-mêmes « ont une part de responsabilité ».

Dr Arnaud Depil Duval

Et, en France, pouvons-nous faire mieux ? Pour le savoir, nous avons interrogé le Dr Arnaud Depil Duval, chef de service du département d'Urgences du Centre Hospitalier Eure Seine (sites d'Evreux et Vernon), qui a entrepris, depuis quelques années, d’améliorer les conditions de travail dans son service, en y instaurant – et c’est à ce jour unique dans les hôpitaux français – des protocoles de siestes pour tous les soignants, médecins et personnels hospitaliers (voir aussi Comment rendre un service d’urgences attractif ?). Avec un taux d’absentéisme très bas, plus aucun personnel en burnout, un turn-over minime du personnel infirmier, très peu d’erreurs médicales, et un capital attractif majeur, ce médecin atypique – qui travaille avec le service des armées pour élaborer ses protocoles innovants – a réussi son pari. Et tout le monde y est gagnant. Une gestion de service qui interpelle, suscite la curiosité des pairs, mais tarde à se concrétiser dans d’autres départements hospitaliers en France et à l’étranger. Interview revigorante d’un urgentiste et manager hors-norme. Effet rafraichissant garanti.

Give us a break, le BMJ fait campagne pour les salles de repos

Au Royaume-Uni, un rapport sur les jeunes médecins a montré en 2016, que les internes n’étaient pas en mesure de faire des breaks et que les lieux de repos étaient absents dans les hôpitaux. En 2 ans, pas grand-chose n’a changé, déplorent les deux éditorialistes du BMJ [1] . « Près de 20% des hôpitaux n’ont pas de salle de repos, alors même que les médecins disent à quel point ces endroits sont vitaux pour apprendre et construire des bonnes relations avec ses collègues ». En outre, les lieux pour se reposer lors des gardes de nuits ont aussi disparu.

Alors que le burnout ne cesse d’augmenter, le BMJ, en lien avec ce que d’autres ont entrepris, a décidé de s’engager et de lancer une campagne pour demander à ce que les médecins puissent se reposer et faire des pauses, pour leur bien-être et la sécurité des patients. Si vous voulez suivre la campagne du BMJ, témoigner ou participer sur les réseaux sociaux, partagez vos impressions et solutions sur #giveusabreak

Medscape édition française : Le BMJ lance une campagne en faveur de lieux de convivialité et de repos dans les hôpitaux publics du NHS. A-t-on le même problème chez nous ?

Dr Arnaud Depil Duval : c’est intéressant de voir que le problème se pose partout de la même façon. Et encore, les Anglo-saxons ont une vraie culture de la pièce de repos. Il suffit de regarder n’importe quelle série américaine pour voir que les soignants disposent d’une salle de repos – bien mieux aménagée que ce qu’on a en France. Chez nous, la pièce de repos est souvent une pièce de pause, de repas, c’est un peu l’endroit « fourre-tout » du service. Chez eux cette pièce disparait. En France, c’est simple, elle n’existe pas.

Medscape édition française : Sauf au département d'Urgences du Centre Hospitalier Eure Seine où vous exercez. Vous avez défrayé la chronique l’année dernière en mettant en place des salles de repos avec protocole de sieste pour les personnels des Urgences. De quoi s’agit-il ?

Dr Depil Duval : Effectivement, en plus de nos chambres de garde, nous avons décidé d’aménager des salles de pause confortables avec des coussins pour s’allonger et faire des siestes (protocolisées). Avec l’aide financière du groupe Pasteur Mutualité, on s’apprête même désormais à installer des capsules de sieste dans le service. C’est intéressant de constater que c’est un assureur des soignants qui vient sponsoriser ce genre d’initiatives. Eux, ont compris qu’améliorer les conditions de travail, limiter la fatigue et le burnout a un intérêt direct. Chez nous, la direction hospitalière vient tout juste d’en prendre conscience – après qu’on ait beaucoup communiqué. Mais dans de nombreux endroits, c’est encore totalement ignoré, voire décrié. En France, le concept de se reposer sur son lieu de travail est très mal vu. On a le présentéisme des japonais… mais sans la sieste.

Aujourd’hui, la maltraitance que subissent les soignants est phénoménale.

 

Medscape édition française : En quoi consiste vos siestes « protocolées » ?

Dr Depil Duval : Cela signifie qu’on a un règlement pour dire comment on fait la sieste dans le service (voir encadré en fin d’article). Les médecins sont concernés, de même que les paramédicaux, y compris ceux de nuit. Ce n’est pas toujours facile car on a une telle culture doloriste que les gens ont du mal à admettre que l’on peut aller se « poser » sur le lieu de travail. D’autant que, pendant des années, on leur a dit que c’était interdit. Pourtant, typiquement, un ambulancier SMUR n’a aucun endroit pour faire une pause ou se reposer pendant la nuit, même s’il n’est pas en intervention.

On est très centré sur la bientraitance du patient, sauf que pour avoir des gens qui soient bientraitants avec les patients, il faudrait qu’on les traite bien, eux. Et aujourd’hui, la maltraitance que subissent les soignants est phénoménale.

Medscape édition française : La sieste rentre-t-elle dans les mœurs ?

Dr Depil Duval : Les jeunes qui arrivent tout frais, pas encore imprégnés de la culture doloriste. Ca leur semble normal de faire une pause. Plus difficile avec les seniors, « de mon temps on ne faisait pas ça ». Mais ça, c’était avant. L’activité des services d’urgences a doublé en 20 ans. Quand je faisais des gardes quand j’étais interne, c’était largement moins pénible qu’aujourd’hui, même en tenant compte de l’âge. C’est impressionnant de voir à quel point c’est culpabilisant pour les soignants.

C’est impressionnant de voir à quel point c’est culpabilisant pour les soignants.

 

Medscape édition française : Quid des paramédicaux ?

Dr Depil Duval : Nos infirmiers commencent à s’y faire. Lors de ma dernière garde, par exemple, les 3 infirmiers de nuit ont été faire tour à tour une mini-sieste de 20 min. Cela n’a l’air de rien, mais ça leur a fait beaucoup de bien. A l’inverse, l’autre jour, une infirmière – qui avait mal dormi la nuit précédente – a commencé sa journée fatiguée et a trainé les pieds pendant 12 heures alors qu’une mini-sieste de 20 min l’aurait rendu plus opérationnelle. Il faut bien comprendre que c’est du gagnant/gagnant ces systèmes de repos. Mais cela suppose que les directions hospitalières intègrent que la productivité n’a rien à voir avec le présentéisme. Aujourd’hui, on pense que des gens présents mais fatigués sont plus productifs que des gens un peu moins présents et en parfaite capacité.

Medscape édition française : Quels seraient les services les plus concernés ?

Dr Depil Duval : Les services en garde intense comme les Urgences et la réanimation sont les plus motivés. Et pour cause, pour certains, à 45 ans, il faut arrêter de faire de la médecine d’urgence. Mais pourquoi ne pas plutôt se dire qu’on aménage les conditions de travail des soignants pour qu’ils puissent continuer de travailler au-delà de cet âge ? Un service qui ne fonctionne qu’avec des jeunes, c’est un service auquel il manque l’expérience. C’est pourquoi il est important d’avoir toutes les générations, ce qui suppose donc de travailler à la qualité de vie au travail. Au Centre Hospitalier Eure Seine, la sieste aux Urgences, c’est acquis. Mais ça entraine de la jalousie dans les autres services et on entend des réflexions du type : « Ah oui, aux Urgences, c’est cool, vous faites la sieste », même si on enchaine 140 passages dans la journée…

Aujourd’hui, on pense que des gens présents mais fatigués sont plus productifs que des gens un peu moins présents et en parfaite capacité.

Medscape édition française : Comment cela se traduit-il concrètement pour les soignants?

Dr Depil Duval : C’est simple, nous n’avons plus aucun incident. Avant en sortie de garde, soit les soignants dormaient 30 min, soit ils s’arrêtaient sur une aire d’autoroute. Aujourd’hui, ça n’existe plus. Il y avait un interne quand j’ai commencé à Evreux, il était sympa, il en voulait. On ne le savait pas mais il faisait plein de gardes au Samu ou en réa, en plus des Urgences. Un matin, il s’est endormi au volant en rentrant de sa garde et il est mort. A 25 ans. Ce n’est quand même pas normal de mourir de fatigue, cela explique pourquoi nous sommes particulièrement sensibilisés au problème.

Medscape édition française : Peut-on évaluer, qualitativement et quantitativement, l’impact de cette « politique » de qualité de vie au travail ?

Dr Depil Duval : Oui, parfaitement. Par exemple, nous n’avons plus aucun urgentiste en burnout – selon les critères du test tel que défini par Christina Maslach en 1982. Mais mon meilleur argument, ce sont les infirmiers de nuit qui ne reviendraient pour rien au monde sur la sieste du médecin. Grâce à elle, on passe d’un médecin qui était lessivé à 3 heures du matin, pas forcément très aimable, qui râlait pour aller voir les malades à quelqu’un, de bonne humeur, qui dépote au travail, comme il le ferait en journée…Sans compter que l’ambiance s’est fortement améliorée : plus de cris, plus d’énervement, ni d’engueulade.

Medscape édition française : Cela se traduit-il par une plus grande sécurité pour les patients ?

Dr Depil-Duval : Contrairement à ce qu’on pense, la sieste augmente la sécurité des patients. Un service d’Urgences la nuit, c’est, en général, deux seniors qui travaillent jusqu’à 5/6 heures du matin non-stop. A 6 heures, ils vont se coucher car l’activité s’est calmée et à 6 heures 30, on en réveille 1 des 2. Donc on a un médecin qui a dormi 30 minutes au maximum, que l’on va réveiller pour prendre en charge un patient grave, alors que des travaux avec l’Institut de Recherche Biomédicale des Armées (IRBA) – avec qui nous travaillons beaucoup – montrent que pendant 20 à 25 minutes après le réveil, on est dans l’incapacité à prendre des décisions.

Dans notre système de sieste protocolée, à 5h30, comme convenu, je réveille mon assistant.e et je fais ma transmission. A ce moment-là, il est parfaitement réveillé et apte à prendre des décisions. Au lieu d’avoir un médecin que l’on extrait de son lit et qui n’est pas au mieux de ses capacités, on a un médecin bien réveillé et reposé. Il est clair que pour les patients, c’est beaucoup plus de sécurité.

D’ailleurs, les chiffres parlent d’eux-mêmes : avec 60 000 passages par an, nous avons 600 réclamations, ce qui est peu. 597 courriers de réponse. 1 CRCI, 2 médiations et 0 passage au tribunal. Cela veut dire que, globalement, tous les patients graves ont des bonnes prises de décisions.

Medscape édition française : C’est vraiment du gagnant-gagnant cette stratégie.

Dr Depil-Duval : Oui, exactement. Ce qu’on a mis en place au final, c’est une augmentation de la productivité : le même nombre de médecins traite plus de malades. Tout le monde devrait être ravi.

Et comme argument d’attractivité, c’est redoutable. Personne n’est parti jusqu’à présent en disant, j’arrête médecine d’urgence. Il y en a même qui reviennent – après être passés par la réa – en affirmant : « d’accord les urgences c’est pénible mais l’ambiance est meilleure ». J’ai encore des problèmes d’effectifs mais en tant que CH Evreux, je recrute plus facilement que les CHU de la région qui présentent pourtant plus d’atouts géographiques. Quant aux infirmières, elles restent 10-15 ans, alors c’est que ça ne doit pas être si mal.

Medscape édition française : ça semble vraiment formidable, faites-vous des adeptes ?

Dr Depil-Duval : Ca commence effectivement à interroger les gens. Tous les mois, je suis invité à parler quelque part, quand ce n’est pas des chefs de service qui viennent nous voir, y compris de loin comme du CHU de sud Réunion.

Mais parfois, le projet aboutit comme à Paris avec l’hôpital européen Georges Pompidou (HEGP) où le Pr Philippe Juvin nous emboite le pas. Ils vont être les deuxièmes après nous à mettre en place la salle de sieste. Mais je vais aussi me déplacer à Lausanne et à Bruxelles dans les semaines à venir et j’ai dû envoyer le protocole sieste à 30 ou 40 services, c’est bien le signe que cela intéresse. Mais concrètement, à part Philippe Juvin, tous les autres hésitent encore. On ne change pas les mentalités et cette culture doloriste des soignants en claquant des doigts.

On ne change pas les mentalités et cette culture doloriste des soignants en claquant des doigts.

 

Medscape édition française : Outre la sieste, quelles initiatives avez-vous mise en place pour améliorer les conditions de travail des soignants ?

Dr Depil-Duval : On focalise sur la sieste mais il y a une nébuleuse autour qui est moins sexy et moins originale mais qui fait partie d’un ensemble. Nous travaillons sur un vrai programme de qualité de vie aux Urgences. La sieste n’est que la partie émergée de l’iceberg. Par exemple, nous promouvons le télétravail, en partant du constat que pour rédiger des protocoles ou des articles, il n’y a pas tellement de plus-value à être à l’hôpital. Par ailleurs, nous sommes en train de monter un projet pour des plateaux-repas. Beaucoup d’hôpitaux ont mis en place des programmes de bientraitance des patients où l’on fait préparer des plateaux-repas par des chefs. Mais pour les soignants, jamais ! Par ailleurs, on va continuer à favoriser la qualité de vie au travail avec des journées de cohésion, en favorisant les activités annexes, en ayant mis en place un staff du matin qui n’est pas toujours très médical mais crée de la cohésion d’équipe. On y aborde les problèmes de santé, d’enfants…et on s’aide les uns les autres. Toujours en nous appuyant sur les études de l’armée, et notamment l’armée de l’air, nous expérimentons la sophrologie, 1 séance le matin avant de commencer la journée, et aussi l’échauffement musculaire. Résultat, nos aides-soignants n’ont pas de troubles musculo-squelettiques, donc pas d’arrêt maladie. D’ailleurs notre service est celui qui a le faible taux d’absentéisme de tout l’hôpital, médecins et soignants compris. C’est dommage que les administratifs ne comprennent que « j’investis dans du bien-être et je gagne sur les arrêts maladie », ça vaut vraiment le coup.

Medscape édition française : Un tout dernier projet ?

Dr Depil-Duval : Le prochain, c’est la luminothérapie. Nous allons dépoussiérer des vieux protocoles militaires très utilisés dans les années 40 avec la ligne Maginot. Beaucoup de services d’Urgences sont au sous-sol, et on a rarement de la lumière. L’idée est de se faire sponsoriser pour acheter des ciels artificiels – des écrans LED dans des dalles de plafond, On sait que cela a un impact sur la sécrétion de mélatonine et de sérotonine. D’ailleurs, tout ce que l’on met en place s’appuie sur des bases scientifiques.

C’est dommage que les administratifs ne comprennent que « j’investis dans du bien-être et je gagne sur les arrêts maladie », ça vaut vraiment le coup.

 

Congressistes reposés, congressistes concentrés

A savoir : Au prochain congrès de la SFMU (Société française de médecine d’urgence), 2 capsules de sieste seront présentes. Les urgentistes pourront les réserver tout au long du congrès. En améliorant les capacités cognitives, les participants seront plus aptes à supporter les 3 jours de congrès.

 

Les 3 types de sieste
  • Micro-sieste : 10-15 minutes pour recharger les batteries (pendant < 1 h), effet rafraichissant « recharge des batteries ». « Je la fais à outrance, et notamment quand on m’annonce l’arrivée d’un SMUR » indique l’urgentiste.

  • Sieste courte : 30-45 minutes qui permet de recharger les capacités cognitives pendant environ 2 heures, et de maintenir les performances même en dette de sommeil. Elle a un effet bénéfique sur la mémoire, l’attention et l’éveil et prévient la dégradation des performances. A faire avant/après une privation/restriction de sommeil. Les médecins la font l’après-midi et les infirmiers la nuit.

  • Sieste longue : 90 minutes qui se base sur un cycle complet de sommeil et se fait en nuit profonde, elle permet la restauration des performances mentales et physiques pendant 2 à 6 heures.

 

Crédit photo : A. Depil Duval

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