Paris, France -- Selon une enquête menée auprès d’un échantillon de jeunes de 14 à 24 ans publiée en 2018, 9 % d’entre eux regardent quotidiennement de la pornographie, tandis que 15 % des 14-17 ans en visionnent au moins une fois par semaine. De quoi inquiéter les spécialistes de l’addiction qui constatent une consommation croissante de pornographie chez les jeunes, en raison notamment de son accessibilité sur Internet. Quels sont les facteurs principaux et les conséquences éventuelles de ces usages problématiques ? Comment la dépendance s’installe ? Quels sont les profils psychologiques des adolescents et des jeunes adultes souffrant d’addiction au cybersexe ? Est-ce que la consommation excessive de pornographie génère une vision inappropriée de la sexualité, des modèles sexuels biaisés ? Pour le savoir, nous avons interrogé le Dr Pauline de Vaux, psychiatre addictologue au service d’addictologie de l'Hôpital Européen Georges Pompidou (HEGP). Si l’AP-HP ne propose pas de consultations spécifiques en « cyberaddiction sexuelle » comme l’hôpital Marmottan, le Dr de Vaux n’en demeure pas moins l’une des plus grandes spécialistes de l’addiction au cybersexe en France. Interview.
Observez-vous sur le terrain un nombre croissant de jeunes souffrant d’addiction au cybersexe ?
Dr Pauline de Vaux : Je travaille sur les addictions depuis 1995, mais je rencontre en consultation depuis cinq ans des personnes concernées par les addictions sexuelles, dont le cybersexe. J’observe en effet une augmentation des demandes de soins liées à une consommation excessive de pornographie. Le phénomène s’accroît pour plusieurs raisons, l’offre faisant aussi la demande. Je reçois essentiellement de jeunes adultes (à partir de 17 ans) entrés dans la cyberaddiction à l’âge de 14/15 ans. Quelques années plus tard, ils regardent souvent jusqu’à trois ou quatre heures de pornographie par jour. Certains peuvent y passer leurs soirées et une bonne partie de leurs nuits.
Qu’est-ce qui caractérise l’addiction au cybersexe ?
Dr P. de Vaux : Le Dr Claude Olivenstein disait dans les années 70 qu’il fallait plusieurs paramètres pour constituer une addiction : un produit particulier, une personne vulnérable et des circonstances particulières. Le produit (la pornographie) va stimuler le circuit de récompense du cerveau qui va procurer de la gratification et un sentiment de plaisir à la personne qui consomme. L’augmentation des consommations va peu à peu entraîner un dysfonctionnement cérébral à l’origine de l’addiction. La personne ne pourra ainsi plus se passer de son produit. Dans l’addiction à la pornographie, le plaisir sexuel est recherché en dehors de toute finalité, de toute rencontre. Il est posé comme une fin, et non comme un moyen. Alors que la recherche de sens à notre vie nous apporte une part de bonheur, cet acte addictif qui ne vise à rien construire sera forcément répété pour obtenir du plaisir. C’est ainsi que la dépendance s’installe. C’est un peu comme la gourmandise. Je peux manger un, deux, trois choux à la crème… Mais quand vais-je m’arrêter de manger si mon cerveau dysfonctionne, si la recherche du plaisir est devenue la seule et unique finalité, si mon centre de la faim dysfonctionne ? L’addiction, c’est un peu comme la gourmandise, qui pousse à manger sans faim et sans fin !
Est-ce que les adolescents et les jeunes adultes qui sombrent dans cette addiction sont pour la plupart déjà fragilisés ?
Dr P. de Vaux : Tout à fait. Les personnes qui tombent dans les addictions sont en général plus vulnérables à la récompense et à la gratification que d’autres. Beaucoup sont très sensibles au stress, ont des problèmes d’estime de soi, un besoin de reconnaissance ou du mal à lier des relations. Ils vont donc demander au produit de leur donner un plaisir simple et facile, en évitant le risque de la rencontre. Parmi eux, certains ont également été victimes d’abus sexuels durant leur enfance. D’autres jeunes ont grandi dans des familles ou des milieux très autoritaires, sans affection. Il y a des carences affectives importantes chez une grande partie des personnes touchées par les addictions sexuelles. Elles vont donc demander au produit d’être un pansement, une consolation. Il y a aussi un profil d’addicts qu’il ne faut pas oublier car il est de plus en plus répandu : les personnalités à la recherche de sensations fortes. Internet va leur apporter des sensations rapides, faciles à obtenir. C’est d’autant plus dommage que la recherche de sensations est une caractéristique de la jeunesse, qui permet d’aller parcourir le monde. Or, avec internet, ils peuvent parcourir la planète en restant devant leur ordinateur... Enfin, pour des raisons évidentes, l’adolescent aura plus tendance à consulter de la pornographie car, à cet âge-là, la question de la sexualité est centrale. A titre d’exemple, un sur deux dira que la pornographie a participé à son éducation sexuelle.
Selon Aline Wery, chercheur en sciences sociales, les facteurs favorisant l’addiction au cybersexe sont de 3 ordres : instrumentaux (inhérents à Internet), environnementaux (attachement de type "insécure", abus sexuel durant l’enfance…), mais aussi psychologiques. Le comportement sexuel servirait de stratégie d’autorégulation pour fuir ou s’adapter aux problèmes de la vie quotidienne : stress, tristesse, faible estime de soi…
Dr P. de Vaux : La consommation de pornographie fait en effet diminuer le stress et l’anxiété. Cela fonctionne un peu comme un médicament : le cerveau malade de l’addict est inondé de substances endorphiniques qui vont le calmer. Mais les jeunes n’ont pas besoin de se calmer, ils doivent au contraire partir à l’aventure ! A propos des facteurs « instrumentaux » : la difficulté d’Internet, c’est qu’il suffit d’un clic pour être au bout du monde, dans un supermarché ou dans un sex-shop. Cette facilité d’accès va mettre le cerveau dans un fonctionnement du « tout, tout de suite ». Or, « le tout, tout de suite » va à l’encontre d’une relation harmonieuse avec autrui, chose que les personnes addicts ont déjà de la difficulté à vivre. Le problème de notre société hyper connectée, c’est que notre cerveau est hyper-stimulé, submergé en permanence de messages et de notifications. Par exemple, cela devient difficile de ne pas consulter sa boîte mail pendant une journée. On ne peut que faire le constat que notre société est de plus en plus addictogène, c’est à dire facilitatrice pour les addictions.
C'est-à-dire ?
Dr P. de Vaux : Notre société d’hyperconsommation suscite aujourd’hui de faux besoins. Elle nous incite à multiplier les objets, notamment les objets de jouissance. Ainsi, on assiste à une « définalisation » des biens. Autrefois, on consommait pour vivre. Aujourd’hui, on vit pour consommer. Dans une bonne partie de la planète, celle qui consomme, on n’achète non pas par besoin, mais pour le plaisir. Nous vivons dans une société qui nous dit « éclate-toi, jouis, prends du plaisir ! ». L’addiction est au cœur de ce phénomène, et c’est justement ça le gros mensonge de la pornographie et de l’addiction en général, car la jouissance devient tout à coup la finalité. Or, l’être humain ne peut pas se contenter de prendre du plaisir, il est fait pour construire. Normalement, le plaisir chez un être humain vient d’une finalité, du sens, de la construction d’une relation, d’un projet de vie, ou d’une réussite… Dans l’addiction, le plaisir est mis en finalité. C’est la raison pour laquelle cela ne fonctionne pas. L’addict ne remplit jamais son réservoir affectif, ni son réservoir de sens car seule la finalité donne la satiété. Il y a donc une espèce de méprise dans l’addiction, car la sensation liée au produit laisse toujours insatisfait à terme. Cela soulage sur le moment, mais c’est tout.
Quelles sont les conséquences d’une consommation excessive de pornographie sur les relations amoureuses et sexuelles des jeunes adultes ?
Dr P. de Vaux : Les addicts ont des pensées obsédantes. Il y a comme un filtre sexuel dans leur vie, c'est-à-dire que tout est sexualisé. Les ados et les très jeunes adultes qui ont une consommation excessive de « porno » se retrouvent perdus pour nouer des rencontres amoureuses. La pornographie détruit les relations, notamment les relations de séduction. Je connais de jeunes hommes qui n’arrivent plus du tout à séduire les jeunes filles, ce qui est un peu le comble. Tout est tellement sexualisé dans leur tête qu’ils les déshabillent du regard, ce qui renforce inévitablement la peur de la rencontre. La pornographie est un produit, un objet de consommation. Et, ce qu’on demande à un produit, c’est d’avoir un résultat efficace et mesurable. La pornographie va donner un résultat attendu, sans occasionner le moindre stress. Or, quand vous allez à la rencontre de quelqu’un dans la vie réelle, le résultat ne peut pas être quantifié à l’avance. La relation sera donc stressante pour un addict qui a plus que les autres des difficultés à vivre les frustrations. L’autre problème de la consommation excessive de pornographie, c’est que cela provoque des impuissances érectiles.
Pour de nombreux spécialistes, la pornographie génère une vision inappropriée de la sexualité pour les adolescents. Les modèles sexuels seraient biaisés car ils intériorisent des stéréotypes dégradants et humiliants…
Dr P. de Vaux : On trouve beaucoup de violence, d’humiliation et de soumission dans les films pornographiques. Ils ne proposent pas de véritable scénario car tous les liens tissés entre les différents personnages ont une seule et unique finalité : la sexualité. Ces films sont extrêmement denses en termes de sensations, ils ne font appel à aucune symbolisation de la part du spectateur. Les dialogues sont extrêmement opératoires, ils ne disent rien de plus que ce que l’on voit. Il y a dans la pornographie un écrasement du symbolique et de la métaphysique, un écrasement de toute la personne. En outre, la pornographie met le spectateur dans une position de voyeur, et donc dans une situation d’impuissance car le voyeur ne touche pas, il se contente de regarder. Mais que fait-il en réalité ? Il fait l’expérience de l’impuissance, de la misère de celui qui n’aura que la masturbation comme plaisir. Tout cela est très humiliant et ne peut donc pas lui procurer de joie. Aucune addiction ne peut d’ailleurs procurer de véritable joie. Mais cela va encore plus loin avec l’addiction à la pornographie. Le psychanalyste Jacques Lacan disait d’ailleurs : « La masturbation, c’est la jouissance de l’idiot. » L’idiot, c’est celui qui va refuser la castration symbolique, le passage à l’altérité, la rencontre avec un autre.
Quelles sont les conséquences à long terme pour les jeunes qui sombrent dans l’addiction au cybersexe ?
Dr P. de Vaux : Au niveau somatique, on observe de nombreux troubles : des troubles du sommeil et de l’apprentissage, de l’anxiété… La consommation excessive de pornographie conduit aussi à l’isolement et à une vision de la sexualité complètement déformée. Il y a donc souvent chez les ados des peurs de la mort, de la vie, de l’autre, de la sexualité… Le « tout est permis » du porno va court-circuiter ces peurs et propulser les ados dans une sexualité pornographique. Les films pornos leur disent : « Tu fais ce que tu veux de ton corps. Quant à l’autre, tu peux tout lui demander. » Les personnes sont réduites à des objets de jouissance les unes pour les autres. La pornographie va donc faire exploser un univers psychique encore instable chez l’adolescent. Cela ne va pas l’aider à se connaître, à accueillir ses émotions ou ses angoisses, à vivre avec, à savoir ce qu’il veut faire de sa vie… Par contre, le passage à l’acte de la pornographie va écraser son désir. La sensation va saturer son besoin de sens. Cela va le propulser dans un monde d’une incohérence totale où la seule finalité devient la jouissance. Or, avec la jouissance, il y a la mort psychique et la mort de l’être qui est devenu un objet. Dans la masturbation compulsive, la personne devient elle-même son propre produit addictif. L’addiction sexuelle va abimer la finalité profonde qui est inscrite au fond de chaque être humain, c’est à dire construire des relations gratuites. Cela va aussi abimer ses émotions, sa volonté, sa capacité à discerner ce qui est bon ou mauvais pour lui. Toutes les addictions rendent tristes.
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Citer cet article: De plus en plus d’addiction au cybersexe chez les jeunes : pourquoi faut-il s’en inquiéter ? - Medscape - 22 févr 2019.
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