Cardiopathies et grossesse: que disent les nouvelles recommandations?

Dr Marie-Christine Malergue, Dr Claire Bouleti

Auteurs et déclarations

24 janvier 2019

Enregistré le 19 janvier 2019, à Paris, France

Quelles sont les modalités de prise en charge des femmes enceintes souffrant de pathologies cardiaques ? Comment gérer le traitement anticoagulant, de la conception à l’accouchement ? Lors des Journées Européennes de la Société Française de Cardiologie (JESFC) 2019, plusieurs sessions étaient consacrées à ce thème, résumé ici par Claire Bouleti (Hôpital Bichat) et Marie-Christine Malergue (Institut Cœur Effort Santé).

TRANSCRIPTION

Marie-Christine Malergue — Bonjour à tous, je suis Marie-Christine Malergue, cardiologue spécialisée en échographie. Je travaille à l’Institut Cœur Effort Santé, à Paris et j’ai la chance et le plaisir d’accueillir Claire Bouleti, qui est cardiologue à Bichat et nous avons participé toutes les deux à une session [des JESFC 2019] qui s’intéressait aux pathologies cardiaques chez la femme enceinte.

Vous savez qu’en 2011 il y a eu des recommandations de la Société Européenne de Cardiologie (ESC), et tout récemment en 2018, nous avons eu de nouvelles recommandations de l’ESC. J’aimerais t’interroger sur ce sujet. Qu’est-ce qu’il a eu de particulièrement important qui a pu changer dans les dernières recommandations ?

Classification modifiée de l’OMS et valvulopathies rhumatismales

Claire Bouleti — Il y a eu en effet un certain nombre de modifications dans les nouvelles recommandations 2018 de l’ESC. La principale, la centrale, est la mise en avant de la classification modifiée de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), qui est une classification du risque maternel en quatre classes et cinq catégories, parce qu’il y a une classe 2-3 pour le risque intermédiaire avec des catégories de risque maternel croissant. Cette classification OMS modifiée, elle est simple d’utilisation, utilisable par tous, et précise les modalités de suivi qui sont nécessaires, l’expertise du centre dans lequel il faut référer les patientes et donc c’est vraiment une prise en charge pratique au quotidien qui est permise par cette classification OMS modifiée, sachant qu’elle est résumée dans les guidelines ESC sous forme d’un tableau très bien décrit [Table 3. Modified World Health Organization classification of maternal cardiovascular risk].

Marie-Christine Malergue — On peut dire qu’on peut encourager les cardiologues qui voient des patientes qui viennent consulter avec un désir de grossesse de faire déjà une pré-évaluation du risque en fonction de la pathologie qu’elles ont, de situer le risque qu’elles peuvent avoir, et de les éduquer par rapport aux risques potentiels.

Claire Bouleti — Tout à fait. En fait, c’est même maintenant une classe 1 des recommandations ESC — donc le plus fort niveau de classe. C’est l’une des modifications par rapport aux recommandations de 2011, où la classification était citée, mais pas autant mise en avant.

Il y a un certain nombre d’autres modifications, de passage de recommandations en classe 1 : l’une d’entre elles concerne les valvulopathies rhumatismales, chères à l’hôpital Bichat, avec les sténoses mitrales — les patientes qui ont une sténose mitrale serrée avec une surface de moins de 1 cm² doivent bénéficier avant leur grossesse d’une intervention, qui sera, en première intention bien sûr, une commissurotomie mitrale percutanée.

Marie-Christine Malergue — Les valvulopathies rhumatismales, on n’en a plus beaucoup de novo… il y a des femmes qui ont des problèmes valvulaires rhumatismaux anciens, mais cela n’est pas le cas des grossesses.

Prise en charge des femmes enceintes sous anticoagulants

Marie-Christine Malergue — On va discuter des femmes qui veulent avoir un enfant et qui sont porteuses de prothèses mécaniques et qui sont aux AVK au long cours. Est-ce que tu peux nous parler de cette prise en charge au long de la grossesse ? On m’a toujours dit que les AVK étaient tératogènes et qu’il ne fallait pas les utiliser au premier trimestre. Est-ce que c’est toujours vrai ?

Claire Bouleti — Non, mais il faut moduler. Il existe en effet un risque d’embryopathie qui est lié à l’utilisation des AVK durant le premier trimestre. Cependant, ce risque d’embryopathie est d’une certaine façon contrebalancé par une diminution du risque thrombo-embolique maternel qui est drastique avec les AVK par rapport à l’utilisation des héparines, que ce soient les héparines non fractionnées ou les héparines de bas poids moléculaire. Donc, quand on a une patiente qui a une valve mécanique et qui conduit une grossesse, on rappelle quand même que quand on pose une valve mécanique, on dit classiquement à la patiente que c’est une contre-indication pour une grossesse future, donc on est déjà dans un cas assez particulier.

Marie-Christine Malergue — Il faut essentiellement une éducation des patientes.

Claire Bouleti — Exactement. On va donc distinguer [plusieurs] cas de figure selon le dosage des AVK. Si on a besoin d’une dose faible pour obtenir l’INR en zone cible — une dose faible étant définie par une dose de [warfarine, Coumadine®] inférieure à 5 mg ou une dose de [acénocoumarol, Sintrom®] <2 mg, dans ces cas-là les AVK sont conseillés pour toute la grossesse, y compris au premier trimestre. Aux deuxième et troisième trimestres, c’est très clair, c’est une classe 1 : c’est AVK aux deuxième et troisième trimestres jusqu’à 36 semaines, où on fait là un relais par héparine de bas poids moléculaire ou non fractionnée et, 36 heures avant l’accouchement programmé, on fait un relais par héparine non fractionnée en intraveineux, en vue de l’accouchement. On arrête cette héparine en intraveineux dans les quatre à six heures avant l’accouchement et on la reprend en l’absence de complications hémorragiques dans les quatre à six heures après l’accouchement. Et donc chez les patientes qui ont des AVK à faible dose, le risque d’embryopathie est beaucoup plus faible, raison pour laquelle, à l’heure actuelle, dans les recommandations de l’ESC, il est recommandé d’utiliser les AVK en première intention — attention, c’est une classe 2a, pas une classe 1, mais l’utilisation des héparines est une classe 2b, donc on est plutôt en faveur des AVK pendant toute la grossesse chez ces patientes.

Marie-Christine Malergue — Je t’interromps deux secondes : il y a beaucoup de femmes qui sont sous [fluindione, Previscan®]

Claire Bouleti — Oui, tout à fait.

Marie-Christine Malergue — Alors qu’est-ce qu’on fait dans ces cas-là ?

Claire Bouleti — Tout dépend. Si elles sont parfaitement équilibrées sous fluindione, on n’a pas particulièrement de raisons de les modifier. Toute la difficulté est que dans les recommandations ESC, la fluindione n’apparaît pas, puisque c’est une exception française. Si on veut pouvoir stratifier les patientes selon leur dose d’AVK, il n’y a pas de seuil qui a été étudié avec le [fluindione, Previscan®]. Pour ce qui est de l’anticoagulation en elle-même, si avec une dose habituelle de fluindione la patiente est très bien anticoagulée, c’est vrai qu’il est difficile de se dire qu’on va effectuer un changement d’AVK, mais en même temps, le niveau de preuve est inexistant avec la fluindione, donc on pourrait avoir tendance à se dire qu’on les passe sous [warfarine], quand même pour au moins savoir comment stratifier le risque d’embryopathie.

Marie-Christine Malergue — Comment gérer le risque du fœtus sous AVK, c’est-à-dire en d’autres termes le passage de la barrière placentaire, pour la délivrance ? Est-ce qu’il y a des délais à respecter, est-ce qu’il y a un risque hémorragique, en particulier cérébral, chez le fœtus ? Tu peux nous éclaircir là-dessus ?

Claire Bouleti — De toute façon, chez une patiente qui a des AVK, l’accouchement par voie basse est contre-indiqué en raison du risque d’hémorragie cérébrale du fœtus. Il faut aussi savoir que l’anticoagulation par AVK dure extrêmement longtemps chez le fœtus, plus de deux semaines après l’arrêt des AVK chez la mère, ce qui fait que, d’une manière générale, c’est la raison pour laquelle on relaie les AVK à la 36e semaine par une héparine. Ainsi, même si on doit programmer un accouchement par césarienne à 38 ou 39 semaines ou qu’on envisage un accouchement par voie basse naturelle à terme, on aura eu le temps, avec les deux semaines durant lesquelles les AVK auront disparu du système du fœtus.

Marie-Christine Malergue — On comprend bien que c’est extrêmement important. Il faut hospitaliser les patientes quand on change tout ça, il faut les éduquer et les référer à des centres spécialisés pour les grossesses à risque.

Les cas rhumatismaux : ce sont des patientes que vous voyez beaucoup à l’hôpital Bichat, mais qui sont, quand même un peu en voie de régression… en tout cas dans nos pays occidentaux…

Claire Bouleti — En effet, on en voit beaucoup moins. On a un biais à l’hôpital Bichat, vu qu’on a énormément de valvulopathies rhumatismales, on voit donc beaucoup de patientes jeunes qui sont atteintes…

Les cardiopathies congénitales

Marie-Christine Malergue — Par contre j’aimerais insister sur le fait qu’il y a des patientes avec des cardiopathies congénitales souvent extrêmement graves qui ont été réparées et qui arrivent à l’âge adulte avec un désir bien légitime d’avoir une grossesse. Là aussi, toute cette prise en charge des anciens congénitaux qui sont réparés mérite vraiment une étude extrêmement sérieuse. Il faut les voir en échographie, évaluer le risque, et effectivement les conseiller au mieux. Aussi, il y a des femmes qui veulent avoir des grossesses tardives, donc on a un cumul de facteurs de risque qui peuvent s’associer si elles ont été tabagiques, etc. Donc on se retrouve aujourd’hui avec des femmes qui sont plus à risque qu’avant, qui n’avaient pas la chance d’arriver à l’âge adulte quand elles avaient des cardiopathies congénitales et qui faisaient des bébés plus tôt.

Claire Bouleti — D’où l’intérêt de stratifier le risque maternel en utilisant justement, encore une fois, la classification modifiée.

Marie-Christine Malergue — J’aimerais juste préciser que dans les recommandations, c’est toujours du niveau d’évidence C, parce qu’on ne peut naturellement pas faire des études comparatives dans ce domaine, et que la vie de la mère est privilégiée par rapport à la vie du fœtus dans ces recommandations.

Claire Bouleti — Oui. C’est quelque chose qu’on voit, en effet, de manière très prégnante dans ces recommandations. Notamment, on parlait d’anticoagulation — on favorise justement la diminution du risque thrombo-embolique chez les porteuses de prothèses au détriment d’une augmentation du risque d’embryopathie potentielle, notamment avec les AVK… Dans certains cas, on a des patientes qui nous disent très clairement que si risque il doit y avoir, elles préfèrent que ce soit pour elle plutôt que pour l’enfant et, dans ces cas-là… on respecte bien sûr le choix de la mère, après de nombreuses explications.

Marie-Christine Malergue — Alors, lorsque la patiente est prête pour l’accouchement — est-ce qu’on peut lui faire une péridurale ?

Claire Bouleti — Chez une patiente qui a une valve mécanique, qui plus est en position mitrale, la péridurale est formellement contre-indiquée en raison du temps d’arrêt des anticoagulants qui va être nécessaire — en effet, il faut arrêter l’héparine la veille de l’anesthésie péridurale, et donc ensuite, l’accouchement va prendre le temps de l’accouchement. Cela expose la patiente à un risque de thrombose qui est beaucoup trop important, c’est pourquoi la péridurale est contre-indiquée chez ces patientes.

La cardiomyopathie hypertrophique (CMH)

Marie-Christine Malergue — Après ces problèmes majeurs d’anticoagulation, on a continué notre séance [aux JESFC] avec la CMH, qui est une pathologie qui est loin d’être rare. Il y a là également des problèmes de prise en charge importants. Est-ce que tu peux nous en dire un mot ?

Claire Bouleti — C’est une pathologie qui est en effet loin d’être rare, cependant on a à disposition uniquement des études extrêmement récentes sur la CMH chez la femme enceinte — le registre européen sur cardiopathies et grossesse recensait uniquement 60 patientes qui avaient une CMH — 25 qui avaient une CMH obstructive avec donc un gradient qui était à plus de 30 — et le risque d’événements dans cette série n’était pas négligeable, il était de 23 %, mais c’était évidemment un critère composite d’événements cardiovasculaires majeurs, qui comportait le décès maternel — il n’y en a eu aucun –, des pathologies emboliques – il n’en a pas eu non plus. Ce qu’il y a eu, ce sont des insuffisances cardiaques, des arythmies ventriculaires et un peu de fibrillation atriale. Donc ce sont des pathologies qui, en général, se passent quand même bien.

Marie-Christine Malergue — Est-ce que tu peux nous préciser le traitement qu’il faut donner, le type de bêtabloquants qu’il faut prescrire chez ces femmes et pourquoi ?

Claire Bouleti — Le type de bêtabloquant est précisé dans les recommandations : il vaut mieux utiliser des bêtabloquants bêta-1 sélectifs, notamment et principalement le métoprolol et le bisoprolol, qui ont l’avantage de peu interférer avec la contraction utérine et donc de limiter, par rapport aux autres bêtabloquants, le risque de retard de croissance intra-utérine et d’accouchement prématuré. Il y a d’autres bêtabloquants bêta-1 sélectifs, par exemple l’aténolol, qui n’est pas à conseiller pour des raisons peu claires, mais qui entraîne plus de retards de croissance intra-utérine.

Marie-Christine Malergue — Donc chez une femme qui se présente avec une CMH contrôlée, bien bêtabloquée, sans gradient au repos, tu ne contre-indiques pas la grossesse, on est bien d’accord ?

Claire Bouleti — Effectivement, je ne contre-indique absolument pas une grossesse.

Marie-Christine Malergue — Et tu la suis… Est-ce que tu lui fais faire une épreuve d’effort avant ? Elle vient te voir et elle te dit « je voudrais avoir un bébé », est-ce que tu lui fais une écho d’effort, ou un test spécifique pour essayer de juger du risque qu’elle pourrait avoir dans cet effort, quand même extrême, qu’est la grossesse et l’accouchement ?

Claire Bouleti — C’est quelque chose qui peut se discuter en effet, qui n’est pas clairement recommandé, mais c’est vrai que chez une patiente asymptomatique bien bêtabloquée on va vouloir, potentiellement, essayer de stratifier un peu le risque en la soumettant à un effort. La difficulté étant que les modifications physiologiques de la grossesse avec l’augmentation du débit cardiaque, etc. peuvent difficilement être reproduites par un test d’effort classique. C’est une des limites. Mais, cela dit, même si ce n’est pas clairement recommandé, je pense que cela peut être utile.

 

Commenter

3090D553-9492-4563-8681-AD288FA52ACE
Les commentaires peuvent être sujets à modération. Veuillez consulter les Conditions d'utilisation du forum.

Traitement....