Naissance après greffe d’un utérus de donneuse décédée : les coulisses de cette première

Roxana Tabakman, traduit du portugais

21 décembre 2018

Dr Dani Ejzenberg

São Paulo, Brésil -- Des chercheurs brésiliens ont annoncé début décembre avoir réussi à transplanter l’utérus d’une donneuse décédée, une greffe réussie qui a abouti à la naissance d’un bébé sain et en bonne santé le 15 décembre 2017 à São Paulo (Brésil). Retour sur les détails de cette première, les perspectives et le contexte de cette transplantation, avec les commentaires des 2 deux chercheurs de l’hôpital das Clínicas de la faculté de médecine de l’université de São Paulo (FMUSP), le Dr Dani Ejzenberg, du département de gynécologie et obstétrique, et le Dr Wellington Andraus, coordonnateur des greffes digestives, interviewés par Medscape édition portugaise [1]. L’étude a été publiée début décembre dans The Lancet [2].

Dr Wellington Andraus

C’est aussi la première naissance avec greffe d’utérus en Amérique latine. «Cela démontre qu’il est possible de réaliser un travail de haute qualité au Brésil, basé sur un modèle éthique et bien fondé de la recherche fondamentale à l’application clinique, sans sauter des étapes, tout en obtenant un succès rapide » a affirmé le Dr Dani Ejzenberg.

Un cas unique

La nouveauté ici, précisent les auteurs de la publication, est d’avoir transplanté un utérus d’une donneuse décédée chez une femme ayant donné la naissance d’une petite fille en bonne santé qui continue sa croissante normale. En effet, la première transplantation utérine jamais réussie a été réalisée à Göteborg, en Suède, en septembre 2013, mais il s’agissait d’une donneuse vivante. En 2011, une transplantation d’utérus réalisée en Turquie à partir d’un prélèvement post-mortem avait engendré une grossesse qui s’est soldée par une fausse couche. Selon les auteurs, il s’agit donc bien du premier cas réussi de transplantation d’un utérus provenant d’une donneuse décédée. Car jusqu’à présent, aucun des 10 essais précédents, menés aux États-Unis, en République tchèque, en Turquie et aussi au Brésil (autre essai par la même équipe en février 2017) n’avait abouti à une naissance.

Le Dr Cesar Diaz-Garcia, de l’Université d’Oxford, au Royaume-Uni, et le Dr Antonio Pellicer, de l’Université València-Estudi General, en Espagne ont considéré que cette preuve de concept représente une grande avancée dans le domaine de la transplantation utérine, mais ont souligné qu’un des principaux défis sera de définir les critères d’inclusion des donneuses et des receveuses.

Qui était la receveuse ? Comment a-t-elle été choisie ?

La receveuse était une femme de 32 ans atteinte d’agénésie utérine due au syndrome de Mayer-Rokitansky-Küster-Hauser (MRKH) qui touche une femme sur 4 500. Dotée d’une bonne réserve ovarienne, elle n’avait aucune autre malformation que cette agénésie. Elle a reçu l’organe d’une donneuse décédée à l’âge de 45 ans d’une hémorragie sous-arachnoïdienne, qui avait, elle, connu trois accouchements par voie vaginales.

Pour sélectionner la receveuse potentielle, les chercheurs ont fait paraitre une annonce sur un site Internet réunissant des patientes atteintes du même syndrome, tout en affichant des critères d’inclusion (voir encadré). Au total, 23 femmes se sont manifestées.

« Nous avons convoqué neuf femmes et, après la batterie de tests, nous en avons sélectionné quatre (en avril et mai 2016) » a déclaré le Dr Ejzenberg. Les chercheurs ont opté pour des patientes jeunes n’ayant aucune autre malformation que l’agénésie utérine.

Les critères d’inclusion des receveuses étaient les suivants :
  • âge entre 21 et 38 ans,

  • indice de masse corporelle < 30 kg/m2,

  • infertilité utérine primaire

  • et relation stable depuis au moins deux ans.

  • De plus, les patientes devaient obligatoirement signer le formulaire de consentement libre et éclairé pour pouvoir participer à l’étude.

  • La réduction des réserves ovariennes, les infections au VIH, l’hépatite B ou C, le HTLV I ou II, certaines maladies contre-indiquant la grossesse ou l’absence de spermatozoïdes viables chez le partenaire étaient des critères d’exclusion de l’étude.

La donneuse, quant à elle, devait être âgée de moins de 45 ans et avoir eu au moins une grossesse ayant abouti en une naissance vivante. En outre, le critère final pour la transplantation était la compatibilité du groupe sanguin (système AB0). A l’avenir, « nous envisageons de porter l’âge maximum de la donneuse à 50 ans, a précisé le Dr Ejzenberg. Apparemment, l’âge ne porte pas atteinte à l’organe tant que la patiente n’est pas fumeuse ou qu’elle n’a pas de maladie sous-jacente pouvant compromettre les vaisseaux ».

Une fois sélectionnée, la receveuse a subi un cycle de fécondation in vitro au centre de reproduction humaine en avril 2016. Un total de 16 ovocytes matures a été prélevé par aspiration vaginale — 15 ont été fécondés et 8 blastocystes de haute qualité (B3AB) ont été cryopréservés pendant 4 mois avant la transplantation. Le transfert d’embryons a été effectué, lui, 7 mois après la greffe.

10 heures pour effectuer la transplantation

Au moment de la transplantation, l’équipe a travaillé pendant un peu plus de 10 heures pour relier l’utérus aux veines, aux artères, aux ligaments et au canal vaginal. Des résultats qui indiquent que certains utérus peuvent survivre près de 8 heures sans dommage endométrial définitif, permettant une greffe réussie. Des résultats antérieurs, publiés avec donneuse vivante, indiquaient 3 heures et 25 minutes, mais des tests sur des animaux ont montré que l’utérus reste potentiellement transplantable pendant 24 heures.

« Il semble que l’utérus soit vraiment un organe résistant", a constaté le Dr Andraus. Dans d’autres organes, comme le cœur, les reins et le foie, on utilise des pompes de perfusion, qui pourront probablement être appliquées à l’utérus ultérieurement, explique le spécialiste en transplantation.

Après une perte de 1 200 ml de sang au cours de l’intervention chirurgicale, principalement au niveau de l’organe transplanté, la patiente est restée 2 jours aux soins intensifs et 6 jours à l’unité de transplantation. Puis, elle a reçu des immunosuppresseurs, des antimicrobiens, des anticoagulants et de l’aspirine, lors de son séjour hospitalier, et a continué à prendre des immunosuppresseurs jusqu’à la naissance du bébé. Néanmoins, afin d’éviter les effets tératogènes, le traitement immunosuppresseur a été modifié cinq mois après la transplantation utérine, de façon à préparer le corps au transfert embryonnaire.

La question des immunosuppresseurs

Selon le Dr Ejzenberg, près de 75 % des femmes ayant reçu un autre type de greffe donnent naissance à des bébés sans risque de malformations, soit plus que la population générale. « Nous savons que la croissance intra-utérine peut être affectée, mais heureusement cela ne s’est pas produit dans notre cas. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’accouchement a eu lieu avant les 36 semaines de gestation, en raison du risque de souffrance fœtale ultérieure », a-t-il expliqué.

Pour le reste, la grossesse s’est déroulée sans complications majeures.

A la naissance du bébé, l’utérus a été retiré pendant la césarienne, supprimant de fait la nécessité d’une immunosuppression. L’organe ne présentait aucune anomalie.

« A l’avenir, nous n’envisageons pas de laisser l’utérus en place pour le restant de la vie de la patiente, mais il est possible d’envisager plus d’une grossesse. Il est tout à fait acceptable de songer à laisser l’utérus en place avec immunosuppression pendant des années. En Suède, deux grossesses ont déjà eu lieu chez une patiente immunosupprimée avec le même organe transplanté (d’une donneuse vivante). Le temps d’immunosuppression de notre patiente a été d’environ 15 mois et aucun problème n’est survenu », a précisé le chercheur.

L’enfant est né en bonne santé (2,55 kg, 45 cm, Apgar 9, 10 et 10) après 35 semaines et trois jours de gestation. La mère et la fille ont quitté l’hôpital 3 jours plus tard et, à ce jour, le suivi n’a rien révélé d’anormal chez le bébé, jugé normal et sain. Les médecins suivent bien sûr de près la vie de la fillette, pour des raisons plus affectives que médicales. Beaucoup d’entre eux ont sa photo dans leur téléphone.

Applicable aux transgenres ?

Comme toujours, une grande réussite dans le domaine de la médecine de la reproduction soulève toutes sortes de questions. Et ici peut-être encore plus car contrairement aux greffes d’organes vitaux, telles que les transplantations cardiaques et pulmonaires, la femme, ici, n’est pas malade et la transplantation ne constitue pas la dernière option thérapeutique. Alors, pourquoi subir une opération aussi risquée ?

« Quand on côtoie des femmes qui ne peuvent pas tomber enceinte par défaut d’utérus, on comprend combien c’est important pour elles, pour la famille, pour le couple. Elles n’ont aucune hésitation quant à la transplantation » répond le Dr Andraus.

Et le désir de vivre une grossesse n’est pas exclusif à celles qui sont nées femmes. Relayé par la presse, la nouvelle a déjà suscité beaucoup d’intérêt chez les femmes transgenres [2].

« Techniquement, elle pourrait être développée pour ce groupe de personnes, même si ce n’est pas réalisable aujourd’hui. Nous ne savons pas si le corps d’un homme supporterait une grossesse, si la testostérone peut poser problème. Il n’y a pas encore d’études », réfléchit le Dr Ejzenberg.

Le Dr Andraus estime, lui, que la transplantation utérine chez les hommes serait possible sur le plan technique.

« Ce sujet a été abordé lors du dernier congrès mondial et il y a eu un consensus sur le fait que, pour des raisons éthiques et d’acceptation par la communauté, personne ne mettrait un tel patient sur la liste. Mais il est techniquement possible d’implanter un utérus chez les personnes ayant subi une chirurgie de changement de sexe. La patiente a un néovagin, les vaisseaux du bassin sont similaires. Le bassin peut être un peu plus étroit chez l’homme, mais il est possible de connecter le greffon au néovagin et de l’implanter dans les vaisseaux du bassin. Il n’y aurait pas d’obstacle technique, mais aucun groupe de chercheurs n’a encore demandé la permission d’étudier ce cas de figure ».

Dans quel contexte ?

La première réussite de transplantation d’utérus provenant d’une donneuse décédée de l’histoire de la médecine résulte d’un processus relativement court. Il a débuté en 2013, avec une revue de la littérature réalisée par les auteurs principaux, à São Paulo. C’est-à-dire l’année même où a été publié le premier cas de naissance réussie avec un utérus transplanté d’une donneuse vivante en Suède.

S’en est suivie une courte phase d’études sur des cadavres et d’entraînement chirurgical sur des moutons, ainsi qu’une formation en Suède, au sein d’une équipe ayant publiés neuf cas de transplantation d’utérus à partir de donneuses vivantes.

En mars 2016, les chercheurs brésiliens avaient déjà soumis leurs demandes d’autorisation d’essai sur l’homme, ce qui leur a permis d’entamé les recherches avec l’aval de trois comités d’éthique brésiliens.

L’essai complet prévoit de greffer quatre femmes. Après un succès et un échec, deux patientes sont en attente de dons d’organes compatibles avec leurs groupes sanguins.

Malgré cette réussite, les études sur la transplantation utérine en sont encore à leurs débuts. Les prochaines étapes devraient maintenant consister à élargir la technique et à enregistrer les procédures et les détails chirurgicaux, les protocoles d’immunosuppression, les traitements adjuvants, à normaliser des contrôles, à évaluer l’impact d’un test génétique préimplantation, ainsi qu’à étudier les résultats sur le long terme.

Lorsque la technique sera normalisée, l’équipe pourra étudier son application à de nouveaux groupes de patientes présentant une infertilité utérine.

« Au Brésil, nous avons plus de 15 000 nouveaux cas de cancer du col de l’utérus par an, et chez certaines patientes cela nécessite de retirer l’utérus. Il y a aussi les femmes qui perdent leur utérus lors de la première grossesse, ou au moment de l’accouchement, et qui désirent avoir un deuxième enfant. Il y a celles qui ont subi une intervention chirurgicale pour un fibrome et qui, en raison d’une complication hémorragique, ont fini par perdre leur utérus. Bien que ce ne soit pas une technique pour la majorité des femmes, si l’on regroupe toutes les causes, des millions de personnes dans le monde pourraient bénéficier de cette technique. »

 

 

Les auteurs ont indiqué qu’ils n’avaient aucun conflit d’intérêts pertinent. L’étude a été financée par la Fundação de Amparo à Pesquisa do Estado de São Paulo (FAPESP) et par l’hôpital das Clínicas de la faculté de médecine de l’USP. Les bailleurs de fonds de l’étude n’ont pas participé à la conception, à la collecte, à l’analyse, à l’interprétation ni à la rédaction du texte de l’étude.

 

L’article original a été publié le 5 décembre 2018 sur l’édition de Medscape en portugais.

 

 

 

 

 

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