Zurich, Suisse – Statines en prévention primaire : les recommandations sous-estiment-elles les risque ? Une étude suisse relance le débat autour d’un sujet qui a déjà fait couler beaucoup d’encre. Les chercheurs concluent, sur la base de calculs statistiques pointus appliqués à des méta-analyses, que les seuils de risque cardiovasculaire à 10 ans doivent être relevés et personnalisés pour permettre une balance bénéfice/risque clairement favorable [1]. Dans leur travail, les statines ne démontrent pas de bénéfice net pour une estimation du risque CV à 10 ans inférieure à 14% chez les hommes âgés de 40 à 44 ans, une valeur qui passe à 21% pour ceux âgés de 70 à 75 ans. Des chiffres bien au-delà donc des seuils de 7,5%-10% préconisés par la plupart des recommandations internationales. Autre conclusion des auteurs, il ne faudrait pas faire du « one size fits all » mais tenir compte, pour ces valeurs seuils, du sexe, de l’âge, et de la statine prescrite.
Des travaux qui apportent des informations intéressantes, mais qui provoqueront probablement moins de remous en France qu’aux Etats-Unis, où les recommandations de prescription sont beaucoup plus larges, malgré une marche arrière amorcée dans la dernière ré-actualisation (voir encadré en fin d'article).
A quel seuil se fier ?
Il existe aujourd’hui 5 principaux textes de recommandations de prévention primaire par statines émanant de l’American College of Cardiology/ American Heart Association (ACC/AHA), de la société cardiovasculaire canadienne (CCS), de la société européenne de cardiologie/Société européenne d’athérosclérose (ESC/EAS), du NICE britannique et de l’US Preventive Services Task Force (USPSTF). « Or, tous diffèrent sur les cibles de LDL cholestérol et les seuils de risque CV à partir desquels il faut initier un traitement. Une hétérogénéité qui créé un certain degré de confusion et alimente le débat sur la prévention primaire par statines » écrivions-nous début 2018.
Alors, qui a raison ? A quel seuil faut-il se fier ? « La plupart des recommandations – américaines et européennes – conseillent de prescrire des statines en prévention primaire si le risque cardiovasculaire à 10 ans excède 7,5 à 10 %, souvent en addition d’un critère comme un cholestérol élevé ou la présence d’au moins un autre facteur de risque » rappellent des auteurs. Pour autant, ajoutent-ils, l’utilisation des statines en prévention primaire est controversée et dépend des pays d’où une certaine perplexité.
Modélisation pour 350 sous-groupes
Pour y voir plus clair sur la balance bénéfice/risque des statines en prévention primaire, les chercheurs suisses n’ont pas procédé à de nouvelles études mais « remouliné » les données disponibles à l’aide d’une méthodologie statistique compliquée détaillant l’âge, le sexe et les taux de pathologies à l’inclusion en fonction du sexe. En créant un réseau de méta-analyses à base d’études (non publié à ce jour), ils ont calculé la fréquence de survenue des événements cardiovasculaires fatals et non fatals (effets bénéfiques des statines) en tenant compte d’une large palette d’effets indésirables liés aux statines (myopathies, l’insuffisance hépatique et rénale, la cataracte, l’AVC hémorragique, le diabète de type 2, le cancer, les nausées et les céphalées et les arrêts de traitements dus à ces EI).
Sans entrer dans le détail de la méthode statistique (complexe et décrite en annexe), les auteurs apportent quelques précisions méthodologiques importantes. Par exemple, les méta-analyses d’études en population ont été favorisées par rapport aux essais contrôlés et randomisés pour mieux refléter ce qui se passe dans la vraie vie. De même, seules les doses faibles et modérées ont été prises en compte. Quand les essais randomisés et contrôlés utilisés avaient un suivi inférieur à 5 ans, ils ont été virtuellement prolongés jusqu’à 10 ans en faisant l’hypothèse de la plus petite accumulation de risque CV avec des effets similaires des statines sur toute la période. Au final, les chercheurs ont modélisé la balance bénéfice/risque (nombre d’événements CV attendus sous statine déduit de ce même nombre sans statine) correspondant à l’utilisation de statines en prévention primaire pour 350 sous-groupes (tenant compte de l’âge, du sexe). Pour chaque situation et chaque statine, les chercheurs ont ensuite calculé le seuil de risque à 10 ans pour lequel les bénéfices surpassent les risques. Il a été tenu compte, dans les calculs, du fait que certains EI surviennent plus particulièrement au cours de la première année de traitement et aussi des corrélations entre la survenue de certaines pathologies (CV et diabète, ou diabète et insuffisance rénale). En revanche, certains EI n’ont pas été mesurés comme la rhabdomyolyse et les effets neurologiques d’où une possible sous-estimation des seuils de risque, précisent les chercheurs.
Des seuils différents selon les statines
Il résulte de leur travail que les statines (toutes confondues) ne démontrent pas de bénéfice net avant le seuil de risque CV à 10 ans de 14% chez les hommes âgés de 40 à 44 ans, et que ce seuil s’élève à 21% pour ceux âgés de 70 à 75 ans. Des résultats similaires sont retrouvés chez les femmes, mais avec des seuils de risque un peu plus élevés (17% chez les femmes âgées de 40 à 44 ans et 22% pour celles âgées de 70 à 75 ans. Les personnes à haut risque CV (>21%) sont les plus susceptibles de bénéficier des statines, indépendamment du sexe et de l’âge.
Probabilités pour qu'un traitement par atorvastatine donnée en prévention primaire procure un bénéfice net chez des femmes par tranche d'âge [1]

Le travail suisse montre, par ailleurs, que le seuil auquel une statine voit ses bénéfices surpasser ses risques diffère d’un hypolipémiant à l’autre. L’atorvastatine serait la plus favorable en termes de bénéfice/risque, suivie par la rosuvastatine, en particulier chez les personnes avec un risque faible à modéré et âgées de moins de 60 ans. Par exemple, parmi les hommes de âgés de 45 à 49 ans, des bénéfices nets sont obtenus à un seuil de risque de 15% pour l’atorvastatine, mais à 18% pour la rosuvastatine, 19% pour la pravastatine et 21% pour la simvastatine.
Probabilités pour qu'un traitement par simvastatine donnée en prévention primaire procure un bénéfice net chez des hommes par tranche d'âge [1]

Attention à la prescription chez les plus de 65 ans
En résumé, les seuils de risque trouvés par les chercheurs se situent plutôt entre 14% et 22%, et sont plutôt plus bas pour l’atorvastatine et la rosuvastatine que pour la simavastatine et la pravastatine pour tous les groupes d’âge et les 2 sexes, indiquant une meilleure balance bénéfice/risque. « Nous montrons que les statines procurent un bénéfice net en prévention primaire à des seuils plus élevés que ceux de 7,5% à 10% auxquels se référent les recommandations actuelles, et tiennent compte de l’âge et du sexe », indiquent les auteurs, pour qui les recommandations ont tendance à favoriser les bénéfices, sans faire grand cas des risques, même si elles ne les ignorent pas, précisent-ils.
Les chercheurs suisses, préconisent de se méfier du critère de l’âge qui, en lui-même, permet d’atteindre les valeurs seuils de risque CV à 10 ans fixées par les recommandations (7,5-10%) alors, qu’au contraire, avec leurs nouvelles données, les seniors ne bénéficieraient d’une statine que lorsque leur risque CV à 10 ans est plus proche de 15-20 %.
Eligibilité à la prise d’une statine
Redéfinir les seuils de risque aurait, bien sûr, un impact en termes de pratique clinique. Faisant référence à l’étude sur la population générale de Copenhague publiée en début d’année, les auteurs rapportent « une utilisation à grande échelle des statines en prévention primaire, sur la base de, 31 à 44% (selon les recommandations) des personnes âgées de 40 à 75 ans qui seraient éligibles pour recevoir des statines en prévention primaire sur la base d’un seuil de risque CV à 10 ans fixé à 10% ». S’aligner sur les seuils de l’étude suisse permettraient de réduire considérablement ce nombre, font remarquer les auteurs.
Et effectivement, en utilisant les différents scores de risque CV et les différents seuils de cholestérol des recommandations, l'étude danoise montrait que la part de personnes éligibles à la prévention primaire par statines serait de 44 % avec les recommandations canadiennes, de 42 % avec celles de l’ACC/AHA, de 40 % avec celles du NICE, de 31 % avec celles de l’USPSTF mais seulement de 15 % avec les recommandations européennes de l’ESC/EAS (voir Prévention CV primaire par statines : les recommandations européennes sont-elles plus «nulles» que les autres ?).
Ces chiffres d’éligibilité s’appliquent-ils pour autant à la France ? Interrogé en début d’année par Medscape édition française sur les résultats de cette étude danoise, qui mettait en évidence l’hétérogénéité des recommandations et parlait d’une perte de chance pour les patients européens par rapport aux patients américains, le Pr François Schiele (Cardiologie et maladies vasculaires, Hôpital Jean-Minjoz, CHU, Besançon) avait apporté la réponse suivante : « sur les 5 recommandations étudiées, il y en a 4 pour lesquelles le taux de prescriptions de statines serait entre 40 et 45 % alors que les recommandations européennes auraient un taux qui se limite à 15 %. Ces chiffres sont intéressants car ils mettent en évidence les différences impressionnantes entre les recommandations sur la prescription de statines. Traiter 15% ou 40 à 45 % de la population entre 40 et 75 ans, ce n’est pas pareil. L’explication tient dans l’estimation du risque (l’ESC utilise la charte SCORE, déterminée sur des populations européennes et qui limite l’effet de l’âge après 60 ans) et le seuil de risque et de LDL-c pour le recours aux statines. Sur le plan conceptuel, c’est la priorité aux modifications du mode de vie et les mesures hygiéno-diététiques sur la prescription de statines par rapport aux autres recommandations. En un mot, selon l’ESC, la prévention CV ne se limite pas à la prise d’une statine. Pour les patients à risque modéré, la mise sous statine se conçoit après mise en jeu des autres mesures et un taux de prescription de statines de 15 % de la population adulte sans antécédents CV, semble à la fois raisonnable médicalement et « coût-efficaces ».
L'incertitude se dissimule derrière chaque choix
Dans un éditorial accompagnant l’article, les Drs Ilana Richman et Joseph S Ross, soulignent eux aussi l’hétérogénéité des recommandations et, au final, s’interrogent : « quand il est possible, à partir d’un nombre fini d’études sur un même sujet, de tirer 3 conclusions différentes, laquelle est correcte ? » [2].
« Peut-être que seul le patient peut répondre à cette question », admettent-ils considérant, comme les auteurs eux-mêmes, que ces travaux sont propices à alimenter le processus de décision partagée. Plus particulièrement pour ce qui est de la prescription chez les plus âgés ou chez ceux pour qui le risque d’IE est le plus élevé. « La prévention primaire des MCV doit être centrée sur le patient, concluent les éditorialistes, car les patients en bonne santé sont priés d'assumer les risques, les bénéfices ne se traduisant, pour eux, que par l'absence de maladie ». Aant de finir sur cette note philisophique « l'incertitude se dissimule derrière chaque choix ».
Recos US : vers plus de décision partagée
En 2016, l’US Preventive Services Task Force (USPSTF) a publié de nouvelles recommandations sur la place des statines en prévention primaire, préconisant d’administrer une dose faible à modérée de statines aux adultes âgés de 40 à 75 ans, présentant un risque calculé d’événement cardiovasculaire à 10 ans ≥ 10 % et au moins un facteur de risque CV (Recommandation B). Dans certaines circonstances, et en concertation avec les patients, prescrire des statines était aussi considéré comme raisonnable à un seuil de risque plus faible, entre 7,5 et 10 % (recommandation C).
Bien que venant tout juste d’être ré-actualisées, les recommandations ACC/AHA – très critiquées en 2013 car ne tenant pas compte du dosage du cholestérol, et donc susceptible de conduire à une sur-prescription de statines – mettent la barre à 7,5%, mais ré-introduisent des chiffres (LDL-c ≥70 mg/dL). La version 2018 insiste, par ailleurs, sur l’importance de la décision partagée, et invite à tenir compte de facteurs de risque non inclus dans le calculateur et à s’aider éventuellement du score calcique. Interrogé par MedscapeTheHeart, le Dr Roger S. Blumenthal (directeur du centre Johns Hopkins Ciccarone pour la prévention des maladies cardiaques, Baltimore, Etats-Unis) précisait d’ailleurs « Un score de risque CV de 10% ou 15 % ne doit plus automatiquement mener à la prescription d’une statine mais à une discussion plus poussée ».
L’étude a été financée par des bourses des institutions suivantes : Swiss Government Excellence Scholarship Office, North-South Cooperation de l’université de Zurich, et Béatrice Ederer-Weber Foundation. Les auteurs n’ont pas rapporté de conflits d’intérêt. |
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Citer cet article: Prescrire une statine en prévention primaire : les seuils de risque CV préconisés sont-ils trop bas ? - Medscape - 7 déc 2018.
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