Premier essai contrôlé e-cigarette vs Champix : le Dr Berlin répond aux critiques

Aude Lecrubier

23 novembre 2018

Paris, France — La cigarette électronique peut-elle aider au sevrage tabagique ? Si le Royaume-Uni considère que c’est le cas, la question, en France, reste très débattue et en réalité, il n’existe pratiquement aucune donnée scientifique, aucune étude prospective, contrôlée, randomisée sur le sujet.

D’où l’importance de l’essai ECSMOKE, destiné à évaluer scientifiquement l’intérêt de la cigarette électronique comme aide au sevrage tabagique en la comparant à un médicament ayant déjà l’AMM dans cette indication, la varénicline (Champix®, Pfizer). Lancée le 17 octobre par l’AP-HP [1], cette étude française est très attendue.

Toutefois, elle suscite aussi des critiques sur sa méthodologie (voir protocole détaillé en fin d’interview) et son coût, notamment de la part de ceux qui pensent qu’une telle étude est inutile alors que de nombreux fumeurs se tournent déjà spontanément vers la cigarette électronique pour arrêter de fumer.

Medscape édition française a donné la parole au Dr Ivan Berlin (hôpital de la Pitié-Salpêtrière), médecin tabacologue et principal investigateur de l’étude, pour faire la lumière sur les dessous de l’étude et répondre aux différentes interrogations soulevées par ses détracteurs.

ECSMOKE : points forts… et points faibles ? Entretien avec le Dr Ivan Berlin

Dr Berlin, quel est le rationnel de votre étude ?

Dr Ivan Berlin

Ivan Berlin : On attend cette étude dans le monde entier parce qu’il n’en existe aucune de ce type. Les cigarettes électroniques sont accessibles depuis 2012 environ. Pourtant, à ce jour, on ne compte que deux essais randomisés évaluant la cigarette électronique dans le sevrage tabagique.

La première est une étude randomisée e-cigarette contenant de la nicotine versus placebo et en ouvert par rapport à un patch nicotinique[2].Cette étude n’a montré aucune efficacité de la cigarette électronique contenant de la nicotine par rapport au placebo ou au patch. C’est la seule étude qui ait comparé de façon randomisée l’efficacité de la cigarette électronique sur l’abstinence. Toutefois, à l’époque, il s’agissait de cigarettes électroniques relativement rudimentaires qui délivraient très peu de nicotine. Depuis, elles ont évolué et actuellement, leur nicotinémie est proche de celle de la cigarette. La biodisponibilité de la nicotine est donc meilleure.

Une autre étude randomisée a été réalisée en Italie qui n’a pas montré non plus d’intérêt de la cigarette électronique mais les doses étaient faibles, les effectifs étaient plus petits et les participants ne souhaitaient pas arrêter de fumer(3].

En revanche, il y a eu de nombreuses études observationnelles. Certaines ont conclu que la cigarette électronique aidait à arrêter et d’autres que la e-cigarette stimulait le tabagisme. Le problème des études observationnelles est qu’elles n’étudient pas des groupes homogènes. Les résultats vont donc dans tous les sens.

Il fallait donc faire une étude pivot avec une randomisation correcte, avec très peu de critères d’exclusion qui permette d’avoir des données d’efficacité mais aussi de tolérance.

A ce jour, nous n’avons pratiquement aucune donnée sur les effets indésirables. Nous avons décidé de stratifier les gens en fonction de leur âge, plus ou moins 45 ans, car nous avons très peu de connaissances sur l’impact de la cigarette électronique chez les gens qui ont déjà des maladies liées au tabac qui surviennent souvent après 45 ans. Il n’y a pas que la prévention primaire, la prévention secondaire est aussi très importante.

Quel est l’enjeu majeur de cet essai ?

Ivan Berlin : S’il s’avère que la cigarette électronique est non inférieure à la varénicline, cela voudra dire qu’elle fait aussi bien. Si c’est le cas, elle pourra devenir un traitement de première intention. Elle pourra être considérée comme un médicament, vendue en pharmacie, délivrée sous prescription…L’enjeu est énorme.

Mais, rappelons qu’on ne pourra pas extrapoler nos conclusions à d’autres cigarettes électroniques, d’autres liquides, à des doses et à des populations différentes (les femmes enceintes ou allaitantes, les moins de 18 ans…).

S’il s’avère que la cigarette électronique est non inférieure à la varénicline, cela voudra dire qu’elle fait aussi bien. L’enjeu est énorme.

Quels sont pour vous les points forts de l’étude ?

Ivan Berlin : Les forces de l’étude sont le double aveugle et le double placebo, la randomisation et l’effectif élevé.  Aussi, en comparaison de la majorité des études observationnelles qui recueillent les données de façon déclarative sur internet, ici, nous avons un contrôle biologique du tabac dans les urines. On sait vraiment si les participants fument ou pas. Enfin, cette étude est complètement indépendante de l’industrie du tabac et de l’industrie de pharmaceutique. Pfizer n’a pas souhaité nous fournir gratuitement les comprimés de varénicline.

Pourquoi avoir choisi la varénicline comme référence et non les patchs nicotiniques ?

Ivan Berlin : D’une part parce que la varénicline est le traitement le plus efficace dans le sevrage tabagique. Mais aussi, parce qu’il est très compliqué de faire des placebos de patchs nicotiniques. Il s’agit de vieux produits et les fabricants n’en ont plus. Ils ne veulent pas s’engager à fabriquer des placebos parce que pour cela, il faut nettoyer les machines afin d’éviter toute contamination, contrôler, c’est fastidieux. Il est beaucoup plus simple de fabriquer des comprimés placebo. Dans cette étude, c’est la pharmacie centrale des essais cliniques de l’Assistance Publique qui a pris la responsabilité de la fabrication des comprimés de placebo.

Cette étude est complètement indépendante de l’industrie du tabac et de l’industrie de pharmaceutique.

Certains disent que vous n’allez pas utiliser les doses-maximales efficaces ? Pourquoi avez-vous fait le choix de cette dose fixe à 12 mg/mL ?

Ivan Berlin : On ne connait pas la dose maximale efficace. La cigarette électronique n’est pas un médicament donc cela n’a pas été étudié rigoureusement. Le choix de la dose a été difficile. Nous avons choisi 12 mg/mL parce qu’il s’agit d’une dose intermédiaire afin de ne pas risquer d’induire des effets indésirables chez ceux qui n’en ont pas besoin.

Concernant la dose fixe, il ne faut pas oublier que la réponse à un médicament ne dépend pas seulement de la dose mais de la réponse de l’individu. Chaque fumeur a sa dose individuelle de nicotine qu’il ajuste à ses besoins avec le nombre de cigarettes fumées par jour et en variant par exemple la profondeur de l’inhalation. Nous attendons que les participants fassent pareil avec la cigarette électronique, qu’ils adaptent la dose selon leur besoin. Dans un essai rigoureux, il est presque impossible de faire varier la dose. Dans les essais thérapeutiques, en général, on évalue des doses fixes des médicaments, et on compare la variance interindividuelle. 

Nous inclurons des individus qui fument au moins 10 cigarettes par jour (un niveau de consommation moyenne et au-delà). On peut faire l’hypothèse qu’avec 12 mg/mL de nicotine, on administre en nicotine l’équivalent délivré par 10 cigarettes.

Nous avons aussi choisi d’avoir un seul goût, le tabac blond, pour ne pas introduire de biais, une variance supplémentaire, dû à une préférence de goût.

Pourquoi 6 mois de suivi ? Est-ce suffisant ?

Ivan Berlin : J’ai volontairement choisi la durée standard des essais de sevrage tabagique, soit 3 mois de traitement et un suivi à 6 mois. Cela nous permettra de comparer ces résultats avec d’autres, de faire des méta-analyses.

Quelle cigarette électronique et quel e-liquide avez-vous choisi et pourquoi ?

Ivan Berlin : Les cigarettes électroniques que nous avons utilisées sont un standard. Il s’agit de la marque Eleaf, chinoise, comme toutes les autres. Le liquide est fabriqué par une société française qui s’appelle Gaiatrend, et qui est située à côté de Strasbourg. Il s’agit de l’une des deux seules sociétés qui a répondu à notre appel d’offre. Cette société n’a aucune relation avec l’industrie du tabac, elle contrôle la qualité des lots, et elle répond à certaines normes de sécurité, notamment sur la sécurisation des bouchons pour les enfants, des conditions importantes de notre cahier des charges.

Certains mettent en doute l’aveugle avec les cigarettes électroniques en disant que le participant peut facilement sentir si sa cigarette électronique contient de la nicotine en raison du « throat hit » ?

Aux visites, les participants seront soumis à un guess test. Nous allons leur demander s’ils pensent qu’ils sont dans le groupe « placebo-placebo », « varénicline » ou « cigarette électronique avec nicotine ». Il est possible qu’ils devinent dans quel groupe ils sont. Toutefois, pour minimiser les risques, nous avons fait fabriquer des flacons non transparents et acheté des cigarettes électroniques non-transparentes avec des clearomiseurs – réservoir de e-liquide – jaunes pour voir le niveau de liquide mais pas sa couleur car la nicotine peut devenir jaune avec le temps. Ce sont des détails très importants.

L’étude est aussi critiquée pour son coût, autour de 900 000 euros... Que répondez-vous ?

Les essais thérapeutiques sont très onéreux. Cette étude est moins couteuse que si elle avait été réalisée dans le privé. Nous avons acheté les comprimés de varénicline à Pfizer. Aussi, il fallait payer une société pour qu’elle fabrique le placebo, et conditionne tous les comprimés. Il a fallu aussi acheter les appareils de cigarette électronique, les résistances, le liquide. Rien qu’en matériel et médicament nous en avons eu pour pas loin de 500 000 euros. Et, comme il s’agit d’une vaste étude, plusieurs personnes y travaillent, il y a donc des salaires à couvrir.

Comment expliquez-vous que les fabricants de liquides pour cigarette électronique n’aient jamais souhaité faire ce type d’étude avec pour perspective des AMM ?

British American Tobacco a eu une licence pour un appareil mais cela n’a pas marché. Je ne sais pas pourquoi. Mais, je ne pense pas que les cigarettiers ou même les petites biotech qui fabriquent les liquides souhaitent devenir des « industriels du médicament ». Ils vendent très bien leur produit sans avoir besoin de faire des études cliniques et notamment donner des gages de sécurité.

Rien qu’en matériel et médicament nous en avons eu pour pas loin de 500 000 euros.

L’étude en bref

ECSMOKE devrait inclure au minimum 650 personnes fumant au moins 10 cigarettes par jour, âgées de 18 à 70 ans et souhaitant arrêter de fumer. Les femmes enceintes et allaitantes étaient exclues.

Des médecins de 12 consultations de tabacologie de plusieurs hôpitaux à Angers, Caen, Clamart, Clermont-Ferrand, La Rochelle, Lille, Lyon, Nancy, Nîmes, Paris, Poitiers et Villejuif prendront en charge chaque participant pendant 6 mois.

Les participants seront randomisés en double aveugle entre 3 bras :

-groupe placebo : 4 comprimés de placebo/j et e-cigarette avec liquide sans nicotine ;

-groupe nicotine : 4 comprimés de placebo/j + e-cigarette avec nicotine (12 mg/mL) ;

-groupe varénicline (référence) : 4 comprimés de varénicline/j et e-cigarette sans nicotine

L’arrêt du tabac devra survenir dans les 7 à 15 jours suivant l’inclusion du participant dans l’étude. Une consultation aura lieu avant le démarrage de l’étude, puis 6 visites seront programmées.

L’évaluation du sevrage tabagique se fera à travers des examens cliniques, biologiques et par questionnaires. Les patients qui seraient amenés à rechuter resteront dans l’étude avec le même suivi.

Le critère primaire d’évaluation est le taux d’abstinence tabagique continu au cours des quatre dernières semaines d’une période de traitement de 3 mois.

L’étude devrait permettre de répondre à deux questions :

-Est-ce que la cigarette électronique contenant de la nicotine est supérieure à son placebo ? On teste donc la nicotine.

-Est-ce que la cigarette électronique contenant de la nicotine est non-inférieure au traitement de référence du sevrage tabagique qu’est la varénicline ?

En parallèle, les chercheurs espèrent recueillir des données sur les risques associés à la cigarette électronique, notamment chez les plus de 45 ans, âge à partir duquel la majorité des fumeurs a déjà un trouble de santé lié à son tabagisme.

 

Les fumeurs intéressés pour participer à l’étude peuvent contacter le centre coordinateur par téléphone : 06 22 93 86 09 et/ou retrouver toutes les informations sur le site www.aphp.fr

 

Le Dr Ivan Berlin déclare des liens d’intérêt avec Pfizer.

 

 

 

 

 

 

 

Commenter

3090D553-9492-4563-8681-AD288FA52ACE
Les commentaires peuvent être sujets à modération. Veuillez consulter les Conditions d'utilisation du forum.

Traitement....