Paris, France – Face à l’augmentation alarmante des pénuries de médicaments et de vaccins, une mission d'information a été lancée fin juin par le Sénat pour tenter d’en comprendre les causes et proposer des solutions.
« Lorsque que j’ai demandé la création de cette mission d’information sur la pénurie de médicaments et de vaccins, je ne soupçonnais pas que le problème soit aussi grave », a commenté le sénateur et rapporteur Jean-Pierre Decool (app. Les indépendants-république et territoires-Nord) lors de la présentation du rapport à la presse le 2 octobre[1].
Le point sur une situation de plus en plus préoccupante
Dans leur rapport, les sénateurs notent que le nombre de signalements de pénurie enregistrés par l’ANSM a été multiplié par 10 entre 2008 (44) et 2017 (530). Le nombre de signalements a atteint un niveau record en 2017, en augmentation de plus de 30 % par rapport à 2016.
Toujours, d’après l’ANSM, 80 % signalements reçus pour 2017 correspondent à des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM) avec au premier plan les anti-infectieux généraux à usage systémique incluant les vaccins (21% dont 26 vaccins), les médicaments du système nerveux notamment les anti-épileptiques et les antiparkinsoniens (19%), les antinéoplasiques et les immunomodulateurs (14%), les médicaments du système cardiovasculaire (9%) et les médicaments dérivés du sang (8%). En parallèle, l’oncologie (22%), l’antibiothérapie (22%) et l’anesthésie-réanimation (18 %) représenteraient les deux tiers des cas de ruptures signalés dans les centres hospitaliers.
Selon le syndicat professionnel des entreprises du médicament, le Leem, la durée moyenne des ruptures constatées en 2017 est d’environ 14 semaines, avec une médiane à 7,5 semaines. Les vaccins sont en moyenne indisponibles pendant 179 jours.
Globalement, la gestion de ces situations est très coûteuse financièrement et en ressources humaines. Selon l’agence générale des équipements et produits de santé (Ageps) de l’AP-HP, la gestion des situations de pénurie nécessite le concours de 16 équivalents temps plein par semaine au sein de l’AP-HP.
Relocaliser la production et restaurer une indépendance sanitaire
Devant ces constats alarmants, la mission a émis 30 propositions pour changer la donne. Une première partie vise à prévenir les pénuries résultant des difficultés de production. Elle est composée de 13 propositions dont l’objectif est de « promouvoir une stratégie industrielle du médicament visant à prévenir les ruptures de stock et à sauvegarder notre indépendance sanitaire ».
Parmi les freins à la production de certains médicaments, les sénateurs mentionnent la faible rentabilité associée à certains médicaments vendus peu chers, en particulier en France. L’une de leurs propositions, consiste donc, pour éviter le désengagement des laboratoires sur les médicaments essentiels peu rémunérateurs, à donner la possibilité à l’ANSM d’activer une procédure de renégociation du prix à la hausse en cas de ruptures liées à ces problèmes de rentabilité.
Autre problème : la délocalisation à l’étranger. « Derrière l’indisponibilité récurrente de certains produits, se dessine, en creux, la perte d’indépendance sanitaire de notre pays du fait de la délocalisation à l’étranger de la plupart des structures de production des médicaments indispensables », indique Jean-Pierre Decool.
Selon l’agence européenne du médicament, 80 % des fabricants des principes actifs des médicaments disponibles en Europe sont produits hors de l’Europe. Et, un rapport du Pôle interministériel de prospective et d’anticipation des mutations économiques de 2017 indique que 35 % des matières premières utilisées dans la fabrication des médicaments en France proviennent de trois pays : l’Inde, la Chine et les Etats-Unis.
« Ce n’est pas une situation tenable en termes de santé publique », commente la sénatrice Sonia de la Provôté (UC-Calvados) qui cite, pour exemple, la production des héparines de bas poids moléculaire.
« Les héparines de bas poids moléculaire sont d’origine porcines. Or, elles sont fabriquées exclusivement en Chine. S’il y a problème sanitaire porcin, il n’y aura plus, dans la limite des stocks disponibles, de capacité à les utiliser ou à l’hôpital, ou en pharmacie et en ville », indique-t-elle.
De son côté, Yves Daudigny (Socialiste et républicain-Aisne), président de la mission sénatoriale, cite le pharmacien de la pharmacie centrale des armées : « La France est aujourd’hui dépendante d’un laboratoire étranger pour un traitement contre le risque nucléaire et radiologique dépendante d’un laboratoire étranger. Nous ne devons pas rester dépendant de laboratoires étrangers car en cas de tensions nous serions servis en dernier ».
Face à cette problématique, deux propositions visent à recréer les conditions de fabrication pharmaceutique de proximité notamment par la mise en place d’incitations fiscales encadrées, avec des contreparties clairement définies, et par la création d’un pôle public du médicament.
Faire fabriquer certains médicaments par la pharmacie des armées
Concernant le pôle public du médicament, la mission préconise que certains médicaments soient désormais fabriqués par la pharmacie des armées et que le rôle des hôpitaux de Paris, qui ont aussi leur unité de production, soit renforcé. « Cela pourrait apporter une réponse pour les médicaments particulièrement à risque, identifiés par la cellule nationale de gestion de la rupture des approvisionnements », indique Jean-Pierre Decool.
Yves Daudigny rappelle que les transferts d’AMM sont possibles via des dispositions européennes comme « la licence d’office qui permet éventuellement à un pays de procéder à la fabrication de médicaments dont le brevet est détenu par un laboratoire ».
Il précise que la situation ne serait pas inédite. La suisse, par exemple, dispose d’une pharmacie de l’armée qui est chargée d’assurer la sécurité et l’approvisionnement en médicaments essentiels. Et, aux Etats-Unis, un certain nombre d’hôpitaux soutiennent la création d’une entreprise à but non lucratif avec objectif de produire des médicaments essentiels.
En termes de coût, « la mise en œuvre de ces deux dernières propositions supposerait des investissements considérables qui tranchent avec la politique de rationalisation du coût du médicament mis en œuvre au cours des dernières années. Le Sénat n’est pas coutumier des appels à la dépense publique mais les pouvoirs publics ne sauraient rester les bras croisés sur ce sujet », souligne le sénateur du Nord.
Améliorer l’approvisionnement
Après ces « remèdes » aux difficultés directement liées à la production, un deuxième ensemble de propositions vise à remédier aux difficultés d’approvisionnement en comptant notamment sur le levier de la transparence.
« Nous appelons notamment à la publication systématique des sanctions en cas de manquement dans le signalement des ruptures et la mise en œuvre des plans de gestion des pénuries mais aussi à la publication de l’historique des ruptures pour chaque entreprises », indique Jean-Pierre Decool qui ajoute que le groupe de travail souhaite, par ailleurs, la transparence sur la pratique des quotas par les laboratoires : « Nous demandons que tous les industriels qui n’approvisionnent pas le marché de manière appropriée et continue et ne permettent pas aux grossistes d’honorer leurs commandes soient systématiquement sanctionnés financièrement ».
Dans l’optique de restaurer la confiance entre les différents acteurs de la chaine de distribution, les sénateurs appellent aussi à la mise en place d’une plateforme d’information centralisée sur le modèle « DP-Ruptures », alimentée par tous les acteurs, renseignant les origines des tensions des ruptures ainsi que les dates prévisionnelles de retour des produits.
Du côté des pharmaciens, au niveau hospitalier, l’une des propositions préconise d’éviter les appels d’offre de masse afin de disposer de solutions alternatives en cas de défaillance du titulaire du marché. Et, en ville, en cas de situation d’urgence, les sénateurs proposent d’expérimenter la rétrocession des stocks entre officines, une pratique actuellement interdite. Aussi, ils suggèrent d’ouvrir aux pharmaciens la possibilité de proposer aux patients une substitution thérapeutique d’une spécialité en rupture sans accord préalable obligatoire du médecin.
Plus globalement, les sénateurs souhaitent que soit renforcée la coordination nationale en créant une cellule nationale de gestion des ruptures d’approvisionnement et insistent sur la nécessité de mettre en place une meilleure coopération européenne. « Il faut établir avec nos partenaires européens une stratégie commune offensive passant notamment par l’achat groupé de vaccins et de certains médicaments essentiels pour la sécurité sanitaire de notre continent », indique Jean-Pierre Decool.
Les sénateurs proposent également d’introduire dans la législation européenne un statut spécifique pour certains médicaments anciens critiques, comprenant des mesures d’incitation au maintien de leur commercialisation sur le marché européen.
Des amendements dans le plan santé
Que va devenir ce rapport ? « Au moment où la ministre de la santé doit porter le plan santé présenté par le président de la république, nous voulons insister sur ce phénomène de pénurie de médicament qui est grave, avec des raisons complexes et avec des conséquences lourdes. Cette dimension de la pénurie de médicament, nous demandons qu’elle soit intégrée comme un des éléments du plan santé. C’est une question de santé publique et d’indépendance de notre pays du point de vue sanitaire », explique Yves Daudigny.
« Face à un secteur pharmaceutique qui a profondément muté sur le plan industriel et pour lequel les contraintes de rentabilité sont en passe de prendre le pas sur l’éthique de santé publique, nous devons refuser tout fatalité », conclut Jean-Pierre Decool.
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Citer cet article: Pénurie de médicaments : un rapport du Sénat sonne l’alarme - Medscape - 4 oct 2018.
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