Washington, Etats-Unis — Après ARRIVE et ASCEND présentés en début de mois, le nouvel essai ASPREE (Aspirin in Reducing Events in the Elderly) semble donner le coup de grâce à cette approche préventive consistant à prendre de l’aspirine pour se protéger d’un premier événement cardiovasculaire, du moins chez les plus âgés [1].
Portant sur une large cohorte de sujets de plus de 70 ans, sans antécédent cardiovasculaire, il montre que la prise quotidienne d’aspirine à faible dose (<100 mg/jour) n’améliore pas, à cinq ans, la survie sans incapacité et est liée à un sur-risque d’hémorragies.
Si le bénéfice de l’aspirine en prévention secondaire des événements cardiovasculaires (CV) n’est pas contesté, les doutes concernant son intérêt en prévention primaire se sont progressivement renforcés ces derniers temps avec la publication de données solides attestant d’un rapport bénéfice/risque non favorable, en particulier chez les plus âgés.
Recommandé chez les 50-59 ans
Depuis 2016, la prise quotidienne d’aspirine à faible dose (<100 mg/jour) est recommandée par l’US Preventive Services Task Force (USPSTF) en prévention primaire du risque CV et du cancer colorectal chez les individus à risque modéré de 50 à 59 ans et « optionnelle » entre 60 et 69 ans. Néanmoins, nombreux sont ceux qui jugent les données insuffisantes, en particulier en prévention du cancer, ou peu concluantes en termes cardiovasculaire.
Au début de ce mois, lors du dernier congrès de l’ESC, deux grandes études ont fait chavirer cette approche préventive, longtemps présentée comme un moyen sûr, efficace et facile d’accès pour se protéger des maladies CV. Réalisées respectivement chez des patients à risque cardiovasculaire modéré et chez des diabétiques, les essais ARRIVE et ASCEND ont conclu à une absence d’intérêt dans ces populations.
Ce nouvel essai, tout aussi conséquent par la taille de la cohorte de patients inclus, vient alourdir la charge. Publié dans le NEJM sous forme de trois comptes-rendus distincts [1,2,3], l’essai ASPREE montre notamment que la prise quotidienne d’aspirine (100 mg) ne permet pas de réduire la mortalité toutes causes chez les personnes âgées et s’accompagne d’un risque accru d’hémorragie majeure.
Essai interrompu
Dans cet essai, le Pr John McNeil (Monash University, Melbourne, Australie) et son équipe ont enrôlé, entre 2010 et 2014, un total de 19 114 participants âgés de 70 ans et plus, résidant en Australie et aux Etats-Unis. La moyenne d’âge est de 74 ans et 54% des participants sont des femmes. Lors de l’inclusion, Ils étaient sans antécédents de maladie cardiovasculaire, de démence ou de pathologie invalidante.
Les sujets ont été randomisés pour prendre quotidiennement une faible dose d’aspirine (100mg) ou un placebo. Ils ont été suivis pendant une période médiane de 4,7 ans. Selon les auteurs, l’essai a été interrompu après avoir constaté une absence d’effet bénéfique sur le critère principal d’évaluation. Au cours de la dernière année, l’adhésion au traitement était respectivement de 62 et 64%.
Le critère principal d’évaluation est un critère composite associant la mortalité toutes causes confondues, la démence et une incapacité physique persistante. Les chercheurs expliquent que ce critère permet d’évaluer la survie sans incapacité, qui donne un aperçu plus approprié du rapport bénéfice/risque global de l’aspirine dans cette population âgée.
Les critères secondaires incluent les décès, les événements CV (décès cardiovasculaire, infarctus du myocarde, AVC ou hospitalisation pour insuffisance cardiaque) et les cancers, des critères qui ont fait l’objet d’une analyse exposée dans deux rapports distincts s’ajoutant à celui consacré au critère principal.
+1% d’hémorragies majeures
Après le suivi, 21,5 événements composant le critère principal pour 1 000 personnes-années ont été observés dans le groupe prenant l’aspirine, contre 21,2 cas pour 1 000 personnes-années dans le groupe témoin. La différence n’est pas significative.
De même, il n’apparait pas de différence entre les deux groupes en considérant indépendamment la mortalité (12,7 événements pour 1 000 personnes-années avec l’aspirine contre 11,1 événements pour 1 000 personnes-années avec le placebo), le taux de démence ou d’incapacité physique permanente.
En revanche, le taux d’hémorragie majeure est plus élevé dans le groupe prenant de l’aspirine (3,8% contre 2,8% dans le groupe témoin). « L’utilisation de l’aspirine chez des personnes âgées en bonne santé ne prolonge pas la survie sans incapacité sur une période de 5 ans, mais induit un taux plus élevé d’hémorragie majeure », ont conclu les auteurs dans cette première analyse.
En ce qui concerne la survenue des événements CV, la deuxième analyse montre qu’il n’y a pas de différence significative entre les deux groupes. Après le suivi de presque 5 ans, il a été recensé 10,7 événements CV pour 1 000 personnes-années avec l’aspirine contre 11,3 événements pour 1 000 personnes-années avec le placebo (HR=0,89; IC 95%: 0,83 à 1,08).
Davantage de décès par cancer
Alors que l’essai ARRIVE a associé la prise d’aspirine à une baisse du risque d’infarctus (IDM), d’autant plus important que les participants à risque modéré étaient jeunes (82% chez les 50-59 ans vs -54% chez les 59-69 ans), ce nouvel essai ne trouve pas d’effet sur ce risque dans cette population de plus de 70 ans, autant pour l’IDM que pour l’AVC ischémique.
Enfin, la troisième publication s’attarde davantage sur la mortalité. Au total, 1052 décès ont été recensés pendant le suivi. Le cancer est à l’origine du décès dans près de la moitié des cas, suivi des maladies CV (19,3%) et des hémorragies majeures (5%).
L’analyse montre que les décès par cancer sont plus nombreux dans le groupe sous aspirine (3,1% vs 2,3% dans le groupe placebo), le cancer étant principalement en cause dans les 1,6 décès recensés en plus pour 1 000 personnes-années avec l’aspirine.
Le taux de cancer gastro-intestinal a contribué de manière significative à cette surmortalité, ce qui va à l’encontre des recommandations de l’USPSTF préconisant l’usage d’aspirine pour réduire le risque de cancer colorectal.
Selon les chercheurs, ce résultat inattendu est toutefois à prendre avec précaution, notamment en raison du profil des participants, plus âgés comparativement à ceux généralement inclus dans les précédentes études. Ils rappellent que des méta-analyses ont montré à l’inverse un effet protecteur de l’aspirine sur le risque de mortalité par cancer, en particulier à long terme.
Une nécessaire réflexion
Néanmoins, dans l’ensemble, « ces résultats prouvent bien que la prise d’aspirine en prévention primaire chez des personnes âgées, alors qu’ils n’en ont pas besoin d’un point de vue médical, n’apporte vraiment aucun bénéfice, et avec le risque accru d’hémorragie pourrait même s’avérer néfaste », a souligné le Pr Mc Neil auprès de Medscape édition internationale.
Egalement interrogée par nos confrères, le Pr Jane Armitage (Nuffield Department of Population Health, University of Oxford, Royaume-Uni), principale auteure de l’essai précédent ASCEND, a affirmé que « ces trois larges essais ont tous plus ou moins montré la même chose : il n’y pas de bénéfice à utiliser de l’aspirine pour prévenir un premier événement cardiovasculaire ».
Selon elle, malgré un délai de suivi assez court comparativement aux autres études, l‘essai ASPREE a été bien mené. Le seul point qui pose question est le sur-risque de mortalité essentiellement lié au cancer. « Il est très probable que cette légère hausse des décès soit liée au hasard », estime-t-elle. D’autant plus que l’incidence des cancers s’avère identique entre les deux groupes.
L’utilisation de l’aspirine en prévention primaire est désormais fréquente, en particulier aux Etats-Unis, a rappelé le Pr Armitage. Les recommandations américaines sont, en effet, davantage favorables à l’aspirine en prévention primaire que les recommandations européennes. « Il est temps de s’interroger sérieusement sur l’intérêt d’une telle pratique », surtout à l’heure où les patients bénéficient d’une prise en charge nettement améliorée de leurs facteurs de risques CV (statines…).
L’essai ASPREE a été financé par le National Institute on Aging et le National Cancer Institute of the National Institutes of Health, le National Health and Medical Research Council of Australia, ainsi que par la Victorian Cancer Agency. Le Pr MecNeil a déclaré ne pas avoir reçu de financement du laboratoire Bayer dans le cadre de cet essai. |
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Citer cet article: Aspirine en prévention primaire : pas d’intérêt non plus chez les plus de 70 ans - Medscape - 20 sept 2018.
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