Enregistré le 28 août 2018, à Munich, Allemagne
Complications cardiaques aiguës ou développées plusieurs années après une chimiothérapie, patients à risque mais asymptomatiques : Atul Pathak et Jean-Pierre Usdin discutent des défis de la cardio-oncologie.
TRANSCRIPTION
Dr Jean-Pierre Usdin — Bonjour. Je suis le Dr Usdin, cardiologue à Paris, et j’ai le plaisir d’être aux côtés aujourd’hui du Pr Atul Pathak, Professeur en cardiologie et en pharmacologie, responsable de l’unité de cardiologie et d’hypertension artérielle au sein de la clinique Pasteur à Toulouse. Je remercie Medscape de me donner l’opportunité d’interviewer mon collègue au sein du programme du congrès de la Société européenne de cardiologie 2018.
Le sujet est la cardiooncologie. Il y a eu beaucoup de sessions qui ont été réalisées lors de ce congrès concernant la cardio-oncologie qui est, on a l’impression, une sous-spécialité, mais qui va devenir une véritable institution, chez les cardiologues en tout cas, peut-être moins des oncologues. On en parle beaucoup dans les congrès et dans certaines revues. Cette cardio-oncologie a eu ses lettres de noblesse aussi avec l’édition du Pocket Guidelines émis par la Société européenne de cardiologie en 2016. Est-ce que, brièvement, vous pouvez nous dire qu’est-ce que la cardio-oncologie et qu’est-ce qu’on en attend ?
Évidence épidémiologique de coexistence des maladies CV et du cancer
Pr Atul Pathak — Effectivement, durant ce congrès, on a pu apprécier l’émergence cette discipline qu’on appelle la cardio-oncologie ou l’oncocardiologie, qui se concrétise d’ailleurs depuis maintenant quelques mois par la création de filières de formation, que ce soit en France ou aux États-Unis et qui part d’un constat très simple, épidémiologique, qui est celui de voir émerger chez nos patients en cardiologie chez lesquels on prolonge l’espérance de vie (avec le TAVI, avec la prise en charge de l’infarctus du myocarde, de l’insuffisance cardiaque etc.) et chez qui on laisse malheureusement le temps de développer des pathologies néoplasiques. Et inversement, chez les patients en oncologie qui sont guéris de plus en plus tôt, dont l’espérance de vie se prolonge année après année, on permet de développer des maladies cardiovasculaires. Donc il y a une évidence épidémiologique de coexistence des maladies cardiovasculaires et du cancer chez ces patients, d’une émergence de ces maladies, car l’épidémiologie change, les patients vieillissent, vivent plus longtemps, guérissent de l’une ou l’autre de ces pathologies, et surtout parce que ces médicaments que l’on utilise pour traiter le cancer ont une cardiotoxicité.
Cardiotoxicité des traitements anticancéreux
Dr Jean-Pierre Usdin — Alors justement, il y a beaucoup de points communs entre ces deux affections : les maladies cardiaques et le cancer. Il y a des facteurs de risque, enfin des comportements qu’on pourrait éviter, comme le tabac par exemple ou la sédentarité, ou la mauvaise alimentation, qui peuvent déclencher, on le sait, des maladies − aussi bien le diabète que les maladies respiratoires, que le cancer ou les maladies cardiaques, qui sont responsables de 50 % des décès dans le monde. Donc ce sont deux affections qui sont vraiment dans les premières sphères de morbi-mortalité. Quels sont maintenant les nouveaux traitements? En cardiologie on les connaît, mais qu’en est-il dans les maladies cancéreuses et en particulier pour tout ce qui concerne les inhibiteurs de la voie de signalisation, les traitements biologiques? Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus? Est-ce que ce sont des effets toxiques qu’on va attendre, comme pour les précédents, donc la radiothérapie et les anthracyclines, ou est-ce que ce seront des effets secondaires? Et comment surveiller, comment être à l’écoute, en tout cas nous cardiologues? Et éventuellement, quel est le message pour nos collègues oncologues?
Pr Atul Pathak — Effectivement, le premier message est de considérer que jusqu’à preuve du contraire, vous l’avez dit, le cancer et la prise en charge des cancers constituent pour le cardiologue des facteurs de risque de maladies cardiovasculaires. C’est une façon simple d’aborder le problème. Lorsque vous faites une anamnèse, lorsque vous voyez un patient et qu’il a dans son histoire des antécédents oncologiques ou des antécédents d’exposition à une chimiothérapie, à une radiothérapie, il y a un petit signal qui doit apparaître et il faut se dire : « il peut éventuellement développer une complication cardiovasculaire liée à ses antécédents. »
Donc pour le cardiologue, les choses sont relativement simples : considérer que cette histoire est un signal.
Deuxièmement, vous avez raison, on a vu évoluer les mécanismes responsables de cette cardiotoxicité. Vous citiez les anthracyclines, dont on connaissait les effets toxiques, les doses cumulatives toxiques, c’était une forme de cardiotoxicité, mais on définit maintenant deux types de cardiotoxicité : une irréversible — l’apanage est vraiment la cardiotoxicité et l’insuffisance cardiaque des anthracyclines — l’autre, maintenant beaucoup plus fréquente qui est une cardiotoxicité dite de type 2, qui est réversible. Et l’exemple le plus caricatural, c’est ce que l’on voit chez les femmes qui reçoivent de l’Herceptin (trastuzumab), médicament pour la prise en charge du cancer du sein, qui développent parfois des dysfonctions ventriculaires gauches systoliques, mais à l’arrêt du médicament on voit une récupération de la fraction d’éjection.
Troisième point : comment on s’en sort ? Parce que finalement, vous l’avez cité, il n’y a pas un mois sans qu’un nouveau médicament n’arrive sur le marché ciblant telle ou telle voie moléculaire. Et récemment, ces médicaments qui bloquent la signalisation de certaines voies immunologiques et qui, en réussissant un peu à booster la voie de signalisation des lymphocytes T, sont utilisés pour la prise en charge d’affections. Et il y a eu des cas — je pense que vous pensez à ceux-là — de myocardite… aiguë… induites par l’exposition de ces médicaments. Pour le cardiologue, il est très difficile de savoir et de connaître pour chacun de ces médicaments la toxicité qui lui était associée. Mais on peut dire deux choses : tous les médicaments que l’on utilise en oncologie ont une toxicité cardiovasculaire potentielle. Elle ne demande qu’à être découverte. Et, donc, pour le cardiologue, lorsqu’il voit un patient qui est exposé à une chimiothérapie et qu’il développe une hypertension, une arythmie, une douleur thoracique, une dyspnée, donc un symptôme ou une maladie cardiovasculaire, il faut qu’il ait le réflexe de se dire « c’est peut-être la chimiothérapie qui est responsable. » Est-ce que la prise en charge va être spécifique ? Non. L’hypertension induite par les antiangiogéniques nécessitera un médicament et une prise en charge classique de l’hypertendu : diagnostic par automesure ou MAPA, prise en charge par un antihypertenseur, suivi de l’atteinte des organes cibles, rien de particulier. Un patient développe une douleur thoracique sous une chimiothérapie X ou Y, on fera un bilan comme on le fait habituellement chez quelqu’un qui a une douleur thoracique, à la recherche d’une ischémie coronarienne.
Donc les trois réflexes sont : 1) Je vois un patient qui a une chimiothérapie ou qui a été exposé à une chimiothérapie, il peut avoir une complication cardiovasculaire. 2) J’ai un patient qui a des symptômes ou qui développe une maladie cardiovasculaire, est-ce que je ne peux pas incriminer l’exposition à une chimiothérapie ou à une radiothérapie préexistante ? 3) La prise en charge, qu’elle soit diagnostique ou thérapeutique, n’a rien de spécifique, c’est la prise en charge classique d’une maladie cardiovasculaire, mais il faudra entamer une discussion avec l’oncologue puisqu’il faudra quand même avoir cet échange autour du pronostic oncologique versus pronostic cardiovasculaire.
Dr Jean-Pierre Usdin — Justement. Est-ce que vous ne pensez pas — enfin c’est l’impression que j’ai vis-à-vis de mes collègues oncologues — qu’on est les seconds couteaux dans cette discussion. Est-ce que vous pensez que la création de départements de cardio-oncologie — ….enfin personnellement j’ai peut-être été à une seule réunion de concertation pluridisciplinaire avec les oncologues — mais est-ce que vous pensez que la création, justement, de départements, de centres de cardio-oncologie, ou même l’instauration de choses un peu plus élaborées peut nous aider à discuter d’une façon plus précise, parce que si vous dites à l’oncologue « il faut arrêter ce traitement » il va dire « oui, mais le cancer va progresser » et la personne qui a le cancer, ce qu’elle veut c’est guérir du cancer… Le cœur, elle peut penser « je verrai après », alors que ce n’est pas véritablement ce qu’on veut lui proposer.
Pr Atul Pathak — Vous avez raison. Les Anglo-Saxons parlent de go/ no go – est-ce qu’on continue ou est-ce qu’on arrête? Et souvent le cardiologue est sollicité par un oncologue un peu de manière précipitée, au dernier moment, et on a tous en tête ces oncologues qui vous demandent de mesurer une fraction d’éjection parce qu’il y a un risque d’arrêter une chimiothérapie et le risque d’insuffisance cardiaque. Vous avez raison, c’est l’émergence de cette nouvelle discipline et son organisation qui est un peu balbutiante, mais on a maintenant des expériences dans certains pays — aux États-Unis, à Dallas, au Anderson Center, à Boston, au Brigham, il y a des vrais départements d’oncocardiologie, dans d’autres villes et dans d’autres pays… mais tout est mis en œuvre pour qu’il ait cette concertation. Et le rôle du cardiologue, en fait, il est assez simple : c’est prendre en charge l’affection cardiovasculaire et s’assurer, dans la majeure partie des cas, d’aider l’oncologue à poursuivre le traitement. C’est peut-être l’idée sur laquelle on doit travailler – il ne faut pas que nous, cardiologues, on soit perçus comme les méchants médecins qui veulent empêcher ces oncologues de faire leur chimiothérapie, mais on est là plutôt pour prévenir — donc, dépister des maladies préexistantes — guérir au moment de la chimiothérapie et éviter les complications. Une fois que le bilan est fait, que la mise en route du traitement est là, il y a une discussion qui doit être menée pour dire, « comment fait-on pour ce patient? » Je lui augmente ses bêtabloquants, je lui introduis des IEC pour traiter cette insuffisance cardiaque, je gère son hypertension artérielle, afin de pérenniser la prise en charge oncologique ?
Quel rôle pour le cardiologue ?
Dr Jean-Pierre Usdin — Il y a un point sur lequel je voudrais terminer, c’est le problème ultérieur que nous avons, nous cardiologues, avec ces patients qui ont été traités, guéris ou stabilisés d’un cancer et qu’on voit arriver 10, 15 ans plus tard avec justement des séquelles de leur traitement, soit par les anthracyclines, soit par la radiothérapie. Et je pense qu’il faudrait demander à nos collègues oncologues de donner le message comme quoi il peut y avoir non seulement un second cancer qui arrive après, mais également une maladie cardiovasculaire.
Pr Atul Pathak — Vous avez raison. Il y a trois grandes familles de patients :
Ceux qui développent une complication aiguë liée à leur chimiothérapie — c’est rarissime. La myocardite, on en a parlé, ou l’épanchement péricardique ou le remplissage mal géré peuvent entraîner parfois des complications cardiovasculaires aiguës, mais cette partie de patients est relativement rare.
Il y a une deuxième partie de patients, plus courante, plus facile à identifier, ce sont ceux qui développent une complication et vous êtes sollicité pour gérer cette complication.
Là vous mettez le doigt sur cette troisième entité de patients qu’on appelle les « patients sous-marins ». Ils ont été pris en charge pour une pathologie, un cancer, ils sont guéris de leur cancer et ils rentrent dans une phase silencieuse de stabilité de la maladie oncologique, mais où la maladie cardiovasculaire existe, préexiste, ou même ne demande qu’à s’aggraver. Je crois que le message pratique dans ce cas est pour les cardiologues : on l’a dit, devant tous symptômes, devant toute symptomatologie, devant toute affection cardiovasculaire chez un patient qui a eu des antécédents de cancer, penser à l’imputabilité de la chimiothérapie ou de la radiothérapie. Pour l’oncologue, devant un patient qui développe une symptomatologie cardiovasculaire, ne pas attendre et, peut-être même inviter son patient à aller voir un spécialiste de ces maladies. Et pour le patient, je crois finalement que l’outil le plus simple est d’informer le patient très tôt en lui disant « voilà, vous risquez éventuellement de développer une maladie cardiovasculaire — ce n’est pas sûr —alors que votre maladie cancéreuse est guérie. Et si vous avez des symptômes ou des effets indésirables cardiovasculaires, pensez à aller consulter un cardiologue. »
Dr Jean-Pierre Usdin — Je vous remercie beaucoup. Je pense qu’on peut terminer sur le fait que si on faisait un diplôme d’université, justement de cardio-oncologie, comme il peut en avoir pour l’oncologie et l’urologie etc., cela pourrait éventuellement aider nos jeunes collègues, ou même les étudiants à mieux appréhender ce qu’est la cardio-oncologie.
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Citer cet article: Cardiotoxicité des anticancereux : quels messages pour l’oncologue et le cardiologue ? - Medscape - 16 oct 2018.
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