Enregistré le 26 juillet 2018, à Paris
« L’intelligence artificielle » peut désormais décrypter les électrocardiogrammes ou les Holters. Comment fait-elle ? Est-ce fiable ? Qu’y gagne-t-on ? Le Dr Walid Amara a posé ces questions au Dr Pierre Taboulet, expert sur la question.
TRANSCRIPTION
Walid Amara — Bonjour et bienvenue sur Medscape. Je suis Walid Amara. Je suis cardiologue rythmologue à Montfermeil et j’ai l’immense plaisir d’accueillir pour cette vidéo estivale le docteur Pierre Taboulet, qui est cardiologue urgentiste à Saint-Louis, Lariboisière, et grand spécialiste de l’électrocardiogramme. En cette période vous avez entendu parler probablement de plein d’actualités sur ce qu’on appelle intelligence artificielle. Vous avez vu que l’intelligence artificielle a globalement fait mieux que les bons radiologues, neurologues, oncologues chinois pour interpréter des cancers du cerveau. Vous avez de l’intelligence artificielle sur vos téléphones — ils reconnaissent les photos de vos enfants — mais finalement, premier élément, c’est quoi cette intelligence artificielle ? Est-ce que c’est vraiment de l’intelligence artificielle ?
Pierre Taboulet — Pour l’interprétation de l’électrocardiogramme ou du Holter, le principe qui se développe c’est celui de la reconnaissance des signaux électriques, c’est-à-dire, en quelque sorte, de la reconnaissance d’image. Quand on vous imprime un électrocardiogramme, ce sont finalement des signaux électriques qui sont bien mis en forme pour que votre cerveau les reconnaisse. L’ordinateur, lui, il n’a pas besoin de cette mise en forme — il reconnaît les douze dérivations sur lesquelles on travaille, il les compare toutes avec une banque de données et, donc, sa puissance de calcul en fait un outil absolument incomparable. Si vous donnez 10 000 électrocardiogrammes, évidemment, la puissance de comparaison et de diagnostic, de précision — c’est-à-dire sensibilité, spécificité — va augmenter au fur et à mesure de la qualité de votre base de données, donc c’est de la reconnaissance, entre guillemets, d’image, tout comme Siri fait de la reconnaissance de voix, etc.
Walid Amara — Donc, en gros, il apprend, on lui donne à manger des ECG et plus on va lui donner des ECG avec des diagnostics, plus il va devenir performant et plus il va connaître de diagnostic.
Pierre Taboulet — Oui, ça paraît simple, comme ça, mais c’est plus compliqué, parce qu’il ne va pas manger les électrocardiogrammes tout seul. Il va falloir lui donner une base de données sur l’électrocardiogramme qui soit très représentative de la complexité de ce que l’on peut trouver et, notamment, en médecine d’urgence. D’ailleurs, ce qui intéresse les gens, souvent, c’est l’urgence. Donc on a une énorme base de données qu’on a récupérée dans le milieu de l’urgence, c’est-à-dire non seulement des troubles métaboliques, des pacemakers, des fibrillations atriales, mais également des cardiopathies structurelles qui sont, notamment, ischémiques, etc. Donc, il faut lui donner des extrasystoles ventriculaires et des extrasystoles atriales, des salves de tachycardie, des changements de rythme. Il faut lui apprendre énormément de choses. Il y a environ une centaine d’items qu’il faut lui apprendre et, ensuite, ces items ils s’associent les uns les autres, ce qui en fait une immensité impossible de possibilités, comme vous le savez, mathématiquement. Et, donc, il faut quand même une base de données extrêmement importante. Ensuite il faut annoter les électrocardiogrammes. Il faut lui apprendre à reconnaître l’onde P même quand elle est cachée. Il faut lui apprendre à reconnaître le QRS et ensuite lui dire, eh bien, ça, c’est ce rythme-là. Donc il y a un énorme travail de récupération de la banque de données — et peu de gens ont des banques de données qu’il faut avoir pour avoir une qualité suffisante — et ensuite il faut les annoter.
Walid Amara — On va se mettre dans la peau du cardiologue à son cabinet — aujourd’hui, il a un appareil ECG qui donne des diagnostics dont on sait très bien qu’ils ne sont pas bons, parce que c’est très basique…
Pierre Taboulet — L’interprétation automatique…
Walid Amara — Parlons de l’interprétation, qui est mise automatiquement, qui est donné par nos petits appareils ECG que nous, personnellement, on ne regarde plus, mais que le patient, lit et qui le fait sortir du cabinet très angoissé en disant « il y a écrit probable infarctus du myocarde, docteur rassurez-moi, mon ECG est-il bien normal ? » Est-ce qu’aujourd’hui, avec cette IA, on va être plus performant ? Parce que, par exemple, il me semble que tu as des données dans la fibrillation atriale que la sensibilité est bonne, la spécificité est bonne…[1,2].
Pierre Taboulet — Oui. Alors, parlons des systèmes existants. Vous savez qu’il y a plein de géants de l’électrocardiogramme qui nous proposent de l’aide à l’interprétation, qui sort automatiquement sur un papier. Tout d’abord, je veux dire que ces systèmes ne sont pas bons et que je ne comprends pas qu’ils soient autorisés. Deuxièmement, je ne comprends pas qu’on l’imprime automatiquement et systématiquement et qu’on le donne au patient sans avoir rayé, validé ou coché à la main que c’est vrai, que ce n’est pas vrai et contresigné ce document. Je trouve que là, en termes de traçabilité et d’exigence de qualité, avant toute chose, on est vraiment très, très en retard. Il faut qu’on fasse un énorme progrès et surtout en France. En France, les électrocardiogrammes ne sont pas faits par des cardiologues, ils sont faits par l’anesthésiste, ils sont faits par tous les médecins qui prescrivent pour avoir des QT. Et Dieu sait que dans les hôpitaux on mesure l’intervalle QT, que ce soient les dermatologues avec les nouvelles thérapeutiques, que ce soient les pneumologues, les gastros — tout le monde sait que le QT est une mesure extrêmement importante. Donc, honnêtement, je pense qu’il n’y a pas plus de 30 % des électrocardiogrammes en France qui sont faits par des cardiologues. Soixante-dix pour cent sont faits par d’autres gens. Donc les systèmes existants, ils le savent, ne sont pas rassurants.
Du coup, même quand l’appareil dit une chose qui est bonne, ils ne l’écoutent pas. Et moi, ça me dérange, parce que de temps en temps, l’appareil dit une bonne chose et de temps en temps, et ça peut arriver, il dit des bêtises, surtout avec les systèmes existants. Et donc je trouve ça dommage que ça soit imprimé sans que ça soit validé, parce que moi, mon idée, c’est que l’appareil, l’interprétation plus l’homme fait mieux que l’appareil seul et l’homme seul. Ça, c’est vraiment la base du système d’interprétation — il ne faut pas considérer que ce qu’il a écrit c’est en lettres de feu, c’est immuable. Il faut vraiment l’utiliser comme étant un outil.
Walid Amara — On peut imaginer que demain le cardiologue moderne n’aura pas cet appareil à ECG basique avec son imprimante et qu'il aura probablement une tablette reliée à un système d’intelligence artificielle qui prémâchera le travail. Il faut, bien sûr, une validation — après, imprimer, ne pas imprimer, ce sera une imprimante standard. Est-ce que, par exemple, là, je pense qu’on n’est pas encore mûr pour la médecine générale, parce que c’est vrai qu’on a 10 % de médecins généralistes qui ont un appareil ECG, il me semble. Mais demain, on peut imaginer que ce sera plus courant et ça permettra de faciliter la tâche — le problème, c’est la validation. Qu’est-ce que tu en penses dans la pratique ? C’est-à-dire demain, si l’intelligence artificielle arrive avec des collaborations avec les grands géants des ECG, comment ça va être utilisé ?
Pierre Taboulet — Bon, alors, ce n’est jamais qu’un outil un électrocardiogramme. Ça n’aide pas à prendre une décision thérapeutique. Il y a toujours un homme qui pense. Une fois que l’électrocardiogramme est sorti, il y a un certain nombre d’hypothèses qui sont confrontées à la situation clinique – je pense que c’est une hyperkaliémie parce qu’il [y a] un surrénal, parce que ceci, parce que cela, je fais un électrocardiogramme, je recherche des signes d’hyperkaliémie. Il y en a, il n’y en a pas. Après, il faut savoir que ce n’est pas parce qu’il n’y en a pas que le patient n’est pas hyperkaliémique. Vous voyez, il y a un niveau de connaissance qui va largement au-delà de l’électrocardiogramme. Et on ne peut pas se contenter d’un très bon outil pour traiter les gens. La prise en charge dépasse l’électrocardiogramme. Elle nécessite une analyse de la situation et, ensuite, une séquence d’intervention qui nécessite cette combinaison : bon outil, bonne réflexion et bons outils pour traiter. Donc voilà, je ne sais pas si j’ai bien répondu à la question, mais c’est vrai partout, que ce soit en médecine générale ou dans n’importe quelle autre discipline, il faut utiliser l’outil, mais dans une séquence de dynamique de processus dynamique.
Walid Amara — Alors, moi, ma pratique aussi c’est de lire des Holters ECG, et de plus en plus, c’est de lire des Holters longue durée. On est complètement noyé par les demandes Holters longue durée, qui peuvent être une semaine, deux semaines, trois semaines, un mois. Et puis, maintenant, avec les nouveaux outils qui arrivent connectés où le patient peut… des vestes, des vestes ECG qui vont monitorer le patient, tous ces outils-là, finalement, ça m’intéresse, moi, demain, si mon Holters longue durée il est prémâché par un système d’intelligence artificielle.
Pierre Taboulet — Alors le Holter et l’électrocardiogramme, à mon avis suivent une même logique. C’est-à-dire que les Holter vont être de plus en plus longs, les électrocardiogrammes, on va pouvoir les comparer, maintenant, avec des bases de données existantes, mais ce qui est important, c’est que je pense qu’un électrocardiogramme et un Holter doivent être lus non pas sur papier, mais sur écran. Parce que — je peux vous montrer — sur écran on peut faire beaucoup plus de choses : on peut amplifier, on peut refaire les calculs à la main, on peut regarder ce que l’intelligence « artificielle » nous propose comme première solution et les valider beaucoup plus grâce à un code couleur, grâce à des outils de numérisation plus intéressants. Donc je pense que le Holter et l’électrocardiogramme seront mieux lus sur écran. Deuxièmement, le Holter, il propose à ceux qui le lisent un certain nombre d’items, à savoir la fréquence cardiaque… on doit valider à la main un Holter, or, c’est curieux, l’électrocardiogramme on ne le valide jamais à la main. Donc je reviens dessus : le Holter, actuellement, son problème, ce sont les parasites — je pense que tu me diras la même chose. Or, l’intelligence artificielle reconnaît très bien les parasites. Elle est capable d’arrêter de vous présenter des Holter avec des parasites, ce qui va vous faire gagner du temps. Et plus vous aurez des T-shirts qui sont parasités ou des montres qui le sont, plus vous aurez besoin d’aller vite et de supprimer les parasites. Et rien que la puissance de calcul de l’ordinateur pour supprimer ces Holter devraient faire gagner du temps et je pense que, aussi, avoir une très belle présentation d’électrocardiogramme sur écran devrait vous faire gagner du temps et vous redonnez le plaisir de travailler un électrocardiogramme plus que sur un papier figé où on ne peut plus rien faire.
Des ECG qui permettent la délinéation des ondes P et des QRS
Tachycardie jonctionnelle avec P rétrograde ; Capture por4pkKx
Walid Amara — Pour avoir vu les tracés qui sont donnés par ce type de système, c’est assezimpressionnant, notamment en termes d’apprentissage. Je pense qu’aujourd’hui les externes ou les internes, on leur fait des cours en leur montrant dix, douze, quinze ECG sur un cours. Là, au fur et à mesure, ils ont un prof avec eux en permanence. C’est-à-dire qu’ils vont progresser beaucoup plus vite, ils vont être plus performants que ce que nous, on a été.
Pierre Taboulet — Ah oui ! Parce que c’est aussi un fantastique outil d’apprentissage. Les banques de données que vous pouvez avoir sur votre licence, vous pouvez les regarder sans préexcitation différente– intermittente, à peine visible ou pas, avec une origine septale ou latérale, etc. Donc vous pouvez mettre cent électrocardiogrammes d’infarctus dits ST+, cent dysfonctions pacemaker, cent hyperkaliémies… je trouve que là, il y a une capacité d’apprentissage sur une base de données qui est mise à disposition lorsque vous avez une licence que n’auront pas les petits appareils. Donc, en termes d’apprentissage, c’est bien, en termes de validation, vraiment regarder où se situe, ou comment l’ordinateur a calculé le QT… avant de dire « le QT, il est bon », eh bien, là, l’ordinateur, il vous affiche la fin du QT en code vert. C’est quand même génial, je trouve. Et vous pouvez les supprimer vous-même, ceux qui ne sont pas bien, pour recalculer. Je trouve que, franchement, il y a une évolution qui va prendre un petit peu de temps. Peut-être ça va faire peur à un certain nombre de gens, parce que s’acclimater à ces nouvelles technologies, ça prend du temps, et je trouve ça normal. Mais je pense que les jeunes qui sont férus d’électrocardiogrammes — et Dieu sait qu’il y en a, parce que j’en rencontre beaucoup de gens qui sont très demandeurs de formation et de bons documents et de bonnes techniques que n’offrent pas les systèmes existants — je pense qu’on peut redécouvrir la noblesse cet outil.
Walid Amara — Alors, pour arriver à la fin : demain c’est aujourd’hui. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, des systèmes comme ça sont en cours de commercialisation ailleurs, par exemple aux États-Unis, c’est ça ?
Pierre Taboulet — Ah oui, oui…
Walid Amara — Donc ce n’est pas juste qu’on parle dans le vide et qu’on discute entre gens bien-pensants…
Pierre Taboulet — Alors, je reconnais que j’ai un conflit d’intérêts avec la société Cardiologs Technologies, mais il y a un moment où il faut être expert et puis il faut voir comment le système, de l’intérieur, nous propose de travailler. Donc le système est actuellement à la norme CE, d’abord, en France, pour le 12 D et le Holter, ce qu’on appelle l’ambulatoire de longue durée. Ensuite ils ont travaillé avec les Américains, qui est un système mieux codifié en termes d’évolution, en termes de marché, en termes de financement et de perspectives, et la société a eu la norme FDA agreement qui est réactualisée tous les six mois, tous les douze mois, pour le Holter pour l’instant, pas pour le 12 D. Et ces systèmes sont déjà commercialisés avec des licences, par exemple pour SOS médecin Lyon ou dans certains pays, on a besoin d’avoir un petit nombre de licences pour tester tout ça. Et tout ça est, donc, déjà commercialisé avec des normes et des publications qui sont tout à fait rassurantes, sinon on n’aurait pas eu les agréments.
Walid Amara — Une dernière petite question. Est-ce qu’on a une idée, un peu, du coût ? Comment cette formule économique elle va marcher demain ? Globalement, j’ai compris que sur un appareil ECG ce sera, peut-être, les grands géants qui, dans leur concurrence, en supprimant l’imprimante d’un côté et en intégrant un nouveau logiciel, peut-être ça marchera ? Pour les Holter, c’est peut-être en supprimant tout simplement la licence de notre Holter, je ne sais pas ?
Pierre Taboulet — Ah, je ne sais pas encore, parce que là ce n’est pas nous qui allons décider quel va être le coût. Je pense qu’une interprétation par intelligence artificielle, ça va être de l’ordre de un euro l’électrocardiogramme, ça ne va pas être considérable — un ECG coûte 14 €, en France du moins. Je pense que sur un Holter, si c’est 77 €, comme il y a un gain de temps de 25 %, eh bien, vous voyez, on va pouvoir réduire le prix du Holter. Ou lire des Holters plus longs, ce qui est tout intéressant pour le même prix. Donc le modèle de marché, je ne le connais pas.
Walid Amara — D’accord. Bon, eh bien, merci beaucoup. C’était très intéressant. Donc vous voyez que demain c’est aujourd’hui et que, finalement, l’intelligence artificielle arrive dans l’ECG et puis je suis persuadé que cela va complètement révolutionner notre manière de travailler. On n’a parlé aujourd’hui que du ECG, du Holter, mais derrière il y a beaucoup de choses qui arrivent.
En tout cas, je vous souhaite plein de bonnes choses, un bon été et à très bientôt sur Medscape.
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Citer cet article: IA : un formidable outil pour interpréter ECGs ou Holters - Medscape - 1er août 2018.
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