Alexia Delbreil : la psychiatre légiste qui dissèque les homicides conjugaux

Julien Moschetti

Auteurs et déclarations

6 juin 2018

Alexia Delbreil

Poitiers, France – Médecin légiste et psychiatre au CHU Poitiers, Alexia Delbreil étudie depuis une dizaine d’années la thématique des homicides conjugaux. Portrait d’une passionnée qui ne cesse de s’interroger sur les facettes sombres de l’âme humaine. 

A 15 ans, Alexia Delbreil lit Freud pour « comprendre le comportement humain », s’abreuve d’ouvrages dédiés aux enquêtes criminelles pour étudier à la loupe le parcours de criminels, « découvrir pourquoi ils ont commis ces crimes ». Cette passion pour le crime se manifeste également à travers la consommation boulimique de polars et d’émissions télé sur le sujet (Faites entrer l’accusé). Aujourd’hui encore, elle garde une insatiable curiosité pour la part d’ombre dissimulée derrière chaque meurtre, derrière chaque criminel, qu’il s’agisse de littérature (Jean-Christophe Grangé, Maxime Chattam…), de séries (Esprits criminels, Mindhunter…) mais, aussi, bien sûr, de son activité de psychiatre légiste.

Médecin légiste et psychiatre

Originaire d’Agen, Alexia Delbreil entame des études de médecine à Toulouse « pour devenir psychiatre », avant de s’installer à Poitiers pour suivre une formation spécifique en psychiatrie médico-légale tenue par le Pr émérite Jean-Louis Senon, et ainsi « ouvrir des ponts entre la psychiatrie et le droit ».  Un cursus universitaire transdisciplinaire qui sera complété par deux ans de médecine légale et un master 2 de droit pénal et sciences criminelles.

Aujourd’hui praticien hospitalo-universitaire dans l’unité de médecine légale du Dr Michel Sapanet au CHU de Poitiers, la jeune femme de 36 ans endosse donc alternativement la casquette de médecin légiste (consultations de victimes, autopsies…) et de psychiatre (un jour par semaine aux urgences psychiatriques), tout en poursuivant ses recherches universitaires sur l’homicide conjugal (lecture des dossiers des tribunaux : interrogatoires, autopsies pratiquées, expertises balistiques et ADN, articles de journaux...).

Son activité de légiste est très variée puisqu’elle intervient à tous les stades d'une enquête judiciaire pour éclairer le travail des enquêteurs. Cette recherche de preuves matérielles (tel que l'ADN) permet « d’apporter des réponses à la justice et de participer à la manifestation de la vérité ». Mais c’est aussi une manière, comme en psychiatrie « d'en apprendre toujours plus sur le comportement humain et les souffrances de notre société ». ​

​La psychiatrie est également complémentaire de la médecine légale : « Mon activité auprès des patients sert à alimenter mes recherches sur les homicides conjugaux, ces deux activités s’enrichissent l’une et l’autre. » Que cela soit dans le cadre des consultations de victimes de coups et blessures, où sa compétence en psychiatrie lui permet « d’évaluer le retentissement psychologique secondaire à des agressions ». Mais aussi dans le champ de l’activité thanatologique où sa double compétence fait la différence : « Cela me permet d’avoir une vision d’ensemble, de pouvoir comprendre à la fois la psychologie de l’auteur et le geste criminel. On ne travaille pas uniquement sur le corps mais aussi sur toutes les circonstances qui ont pu conduire au crime », souligne Alexia Delbreil d’une voix calme.

 
Mon activité auprès des patients sert à alimenter mes recherches sur les homicides conjugaux, ces deux activités s’enrichissent l’une et l’autre.
 

Homicide conjugal : au-delà des expertises psychiatriques

Car ce sont justement les facteurs déclenchants des crimes qui intéressent le plus la psychiatre. Publiée en 2011, sa thèse portait sur le sujet suivant : "Homicide conjugal : profil de l'auteur et facteurs prédictifs de passage à l'acte. (voir encadré en fin d’article)" Alexia Delbreil trouvait que le champ des violences conjugales était déjà trop étudié. Elle a donc jeté son dévolu sur la question de l’homicide pour « se démarquer » en choisissant d’aller au-delà des expertises psychiatriques.

Pour ce faire, elle demande à la justice d’accéder à l’intégralité des dossiers judiciaires pour « avoir un accès plus large à la victime », épluche les interrogatoires de l’enquête et de la garde à vue. Les interrogatoires menés auprès de l’entourage du meurtrier et de la victime sont également analysés pour approfondir l’analyse psychiatrique et « découvrir une autre vision de la personne susceptible de la montrer sous un autre jour ».

Meurtres conjugaux : deux grandes catégories

La thèse Alexia Delbreil porte sur les deux sexes, mais ce sont les hommes qui sont les plus étudiés en raison d’un nombre de cas plus important (50 dossiers judiciaires, contre 5 pour les femmes). Des hommes qui rentrent dans deux grandes catégories représentant 80 à 85 % des homicides :

- des situations de violences conjugales mélangées à de l’alcoolisme chronique.

- des situations de séparation de couple.

Pour réduire le nombre d’homicides conjugaux en France, il faut donc « agir sur les deux circonstances (voir encadré ci-dessus) », estime aujourd’hui Alexia Delbreil. En particulier sur les situations de séparation conjugale sur lesquels on ne travaille pas assez en France », contrairement à d’autres pays comme au Canada. Là-bas, on sait depuis plusieurs années que « le moment de la séparation peut être une situation critique, avec un risque important de violence et d’homicide ». C’est pourquoi il existe des groupes de paroles pour les hommes qui vivent mal une séparation : « le fait d’exprimer certaines souffrances et difficultés permet de réduire les tensions en interne, et donc les risques d’homicides. »

« Au Canada, les professionnels sont beaucoup plus sensibilisés au risque létal, ce qui leur permet d’orienter ou signaler les victimes vers les pros adéquats », observe Alexia Delbreil qui souligne les résultats positifs de cette politique : « le risque d’homicides conjugaux a baissé d’environ 50 % en l’espace d’une dizaine d’années ».

Les « auteurs » sont en général très déprimés

Quid de la prévention dans ce genre de situations ? « On a l’impression de ne pas avoir de maîtrise car ces meurtres apparaissent beaucoup plus impulsifs. Mais quand on étudie le parcours conjugal, on voit la plupart du temps des signes avant-coureurs : montée de la tension, menaces de mort, menaces suicidaires… », constate le médecin.

S’ils ne sont pas en général victimes d’une dépression de fond, les « auteurs » sont en général « très déprimés de manière réactionnelle à une séparation ». Tout à coup, des symptômes anxieux et dépressifs surviennent : « les personnes s’effondrent, ne mangent plus, ne dorment plus, ne sont plus dans leur état normal. Ils n’arrivent plus à faire face au quotidien… ».

Faute de soutien de personnes tiers, les symptômes s’aggravent, le mal-être s’accentue insidieusement et l’idée du meurtre germe inconsciemment : « L’idée homicide n’est pas pleinement consciente en général. Il n’y a pas de préméditation, c’est vraiment quelque chose d’inconscient qui se met en place petit à petit face à une souffrance et un mal-être personnel. »

Quand l’idée suicidaire se transforme en idée homicide

Jusqu’au jour où un « un facteur déclenchant va transformer l’idée suicidaire en idée homicide. » Si bien que les personnes qui sont victimes de séparation vont « avoir tendance à retourner contre l’autre l’arme ou les idées qu’ils voulaient utiliser contre elles-mêmes ». Pourquoi ? « Parce que c’est l’autre qui les fait souffrir, parce que la souffrance devient tellement insoutenable qu’il faut que l’un des deux disparaisse pour que la souffrance s’arrête. »

En tuant l’autre, le meurtrier imagine une issue à sa souffrance « sans avoir véritablement conscience que l’autre ne va plus exister et qu’on va le tuer. On est dans une espèce de fantasme, un peu comme les enfants qui n’ont pas l’impression que la mort est réelle. » Ce n’est que dans un deuxième temps que les individus prennent conscience de la réalité des faits, des conséquences de leur crime. Quand la tension et la colère finissent par redescendre, quelques heures après le passage à l’acte.

C’est la raison pour laquelle le meurtrier potentiel doit « avoir la possibilité d’exprimer à une tierce personne la tension qui en train de monter en lui, qu’il s’agisse ou pas d’un professionnel. Si cette tension baisse, on n’en arrivera pas à un crime, mais peut-être juste à un gros conflit ou un peu de violence. Car ce qui vient motiver le passage à l’acte homicide, c’est une perte de contrôle de nos propres émotions. Et cela vient souvent du fait de ne pas les avoir exprimées avant, de ne pas avoir réussi à voir les signes avant-coureurs. »

 
La souffrance devient tellement insoutenable qu’il faut que l’un des deux disparaisse pour que la souffrance s’arrête.
 

Sommes-nous tous des monstres en puissance ?

Une perte de contrôle de ses émotions qui pourrait concerner tout le monde. « Nous pouvons tous commettre un crime à un moment donné. Personne n’est à l’abri d’événements de vie suffisamment traumatiques qui provoqueraient la détresse psychologique à l’origine de l’irréparable ».

Serions-nous pour autant tous des monstres en puissance ?

D’un ton neutre et placide, quasi monocorde, d’une voix douce et calme, Alexia Delbreil rétorque avec un air détaché, comme si elle se coupait de ses émotions pour rester la plus objective possible :

« Beaucoup d’auteurs d’homicides étaient des personnes lambda. Jusqu’au jour où elles sont devenues incapables de gérer leur situation personnelle. Ce n’était donc pas des monstres avant de commettre des crimes. »

 
Nous pouvons tous commettre un crime à un moment donné.
 

 

Meurtriers : quels profils ?

Dans sa thèse, Alexia Delbreil distingue deux profils de meurtriers chez les hommes :

1. Les névrotiques :

Plus isolés socialement et professionnellement, ils ont peu de contact avec l’extérieur et sont dans une relation de dépendance envers leur compagne. « La plupart ont un problème avec l’abandon, la perte mais aussi des failles narcissiques. Ils se construisent psychiquement à l’aide de l’autre. » Leur particularité ? « Des passages à l’acte compulsifs avec la présence de symptômes dépressifs face à des situations de perte. » Mais aussi une tendance à rester sur les lieux du crime et à se dénoncer : « Ce ne sont pas tellement ceux qui vont venir maquiller un crime », précise Alexia Delbreil.

2. Les paranoïaques :

Ce sont des hommes un peu plus extravertis en général qui ont « une vraie emprise sur la relation conjugale, qui vont avoir toujours tendance à reprocher les choses à la victime, qui retournent sans arrêt la situation à leur avantage ». Signes distinctifs ? « Il n’y a jamais d’introspection et de remise en cause. Ils pensent avoir raison. Cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de failles narcissiques, mais la domination qu’ils exercent sur l’autre les grandit, leur donne un ego beaucoup plus puissant ». Ces profils paranoïaques vont faire en sorte de retourner la faute sur la victime après le passage à l’acte. Avec des excuses du type :« c’est de sa faute ou c’est parce qu’elle m’a dit ça que je l’ai tuée ».

La psychiatre a également différencié différents signes avant-coureurs de l’homicide : 

  • les facteurs de risque présents depuis plusieurs mois. Comme par exemple une volonté de séparation qui s’étire sur la durée.

  • les facteurs précipitants (24 heures avant le passage à l’acte) qui consistent « à affirmer ou réitérer la volonté de séparation définitive » dans le cadre d‘une séparation. Ou, quand la femme qui est déjà partie, signifie clairement à l’homme « qu’il n’y aura pas de retour en arrière, pas de retour vers la vie commune ou qu’elle a un nouveau partenaire. »

Ces facteurs précipitants sont ressentis comme des humiliations, des frustrations et des provocations inacceptables qui peuvent précipiter le crime.

 

 

 

 

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