Rupture des rythmes circadiens et santé mentale: une relation étroite

Stéphanie Lavaud

Auteurs et déclarations

29 mai 2018

Glasgow, Royaume-Uni — Une équipe écossaise vient de publier dans Lancet Psychiatry la plus grosse étude à ce jour montrant qu’une perturbation des rythmes circadiens – se traduisant par une plus faible amplitude de l’activité entre la période active et celle de repos sur 24h mesurée par un accéléromètre – est associée à un plus grand risque de dépression sévère, de troubles bipolaires, et d’un plus grand sentiment de mal-être [1] . Interrogé par Medscape édition française, le Dr Pierre A. Geoffroy, psychiatre et médecin du sommeil à l'Hôpital Fernand Widal émet cependant des réserves, « si l’étude porte sur une thématique très intéressante, et a inclus une cohorte de taille impressionnante – 90 000 sujets –, certaines limites méritent d’être soulignées. Le fait que le marqueur choisi – l’amplitude relative – soit aspécifique et que les résultats n’aient pas été corrigés sur l’état dépressif résiduel doit inciter à une lecture prudente des résultats. »

De l’importance du rythme

Fondés sur le cycle terrestre jour/nuit de 24h, les rythmes circadiens se retrouvent de façon ubiquitaire dans la nature. Sous contrôle de notre horloge interne, ils dirigent un nombre important de nos fonctions physiologiques et comportementales les plus fondamentales, depuis la température du corps jusqu’aux habitudes alimentaires. Leur intégrité est essentielle. Pour preuve, la moindre perturbation de ce rythme peut affecter profondément et durablement la santé, via une augmentation de certaines pathologies affectant le cerveau, le système immunitaire ou encore le pancréas.

Enregistrement de l’activité de 91105 participants

Pour arriver à leur conclusion, les chercheurs ont analysé les données issues de 91105 participants (âgés de 37 à 73 ans) participant à la vaste cohorte en population générale « UK Biobank ». Tous les participants se sont vus remettre des accéléromètres, qu’ils ont porté au poignet pendant 7 jours en continu sur la période entre 2013 et 2015 de façon à enregistrer leur activité au cours de leur vie quotidienne. A l’entrée dans l’étude, les participants ont fourni des informations d’ordre démographique (âge, sexe, origine ethnique, niveau d’éducation) mais aussi sur leur style et leur hygiène de vie (tabac, consommation d’alcool, IMC). En 2016, ils ont été invités à remplir un questionnaire en ligne pour évaluer leur statut mental (dépression sévère, trouble bipolaire) par ailleurs, ont été évalués leur niveau de bien-être (se sentent-ils heureux, seuls, névrosés ?) et des tests ont été pratiqués pour évaluer leur cognition.

Puis, un modèle mathématique a été appliqué pour rechercher des associations entre une faible amplitude des rythmes circadiens (traduisant une plus grande activité pendant les périodes de repos et/ou une inactivité pendant la journée) et le risque de dépression sévère et de troubles bipolaires (critère primaire), ainsi que le bien-être et la cognition (critère secondaire). L’amplitude relative a été définie comme la différence entre la période continue (sur 10h) où l’activité est la plus forte et la période continue (sur 5h) où l’activité est la plus faible sur un cycle de 24h (de minuit à minuit).

Risque plus élevé de dépression sévère ou de trouble bipolaire

Au final, les chercheurs ont établi qu’une réduction d’un quintile de l’amplitude était associée à un risque plus élevé de rapporter une dépression sévère ou un trouble bipolaire au cours de la vie, et ce, après ajustement sur des facteurs confondants comme l’âge, le sexe, le niveau d’éducation, le style de vie et des traumas dans l’enfance (voir tableau ci-après). Cette plus faible amplitude était aussi liée à plus de névrose, de sentiment de solitude, et un temps de réaction plus long (marqueur indirect de la cognition). Seule l’instabilité de l’humeur était non significative après tous les ajustements.

Critères primaires

 

P

Dépression sévère

RR, 1,06; IC95% : 1,04 – 1,08

P < 0,0001

Trouble bipolaire

RR 1,11; IC95%, 1,03 – 1,20

P = 0,007

Critères secondaires

 

 

Instabilité de l’humeur

OR 1,02; IC95% : 1,01 – 1,04

P = 0,004

Névrose

TI 1,01; IC95% : 1,01 – 1,02

P < 0,0001

Sentiment de joie/bonheur

RR 0,91; IC95% : 0,90 – 0,93

P < 0,0001

Sentiment d’être en bonne santé

RR 0,90; IC95% : 0,89 – 0,91


P  < 0,0001

 

Sentiment de solitude

RR 1,09; IC95% : 1,07 – 1,11

P < 0,0001

Temps de réaction

RL 1,75; IC95% : 1,05 – 2,45

P < 0,0001

RR, risque relatif; IC95% intervalle de confiance; TI, taux d’incidence ; RL, régression linéaire.

Les résultats donnés dans ce tableau tiennent compte de l’ajustement sur tous les facteurs confondants et l’exclusion des 16 916 participants qui répondaient aux critères de dépression sévère et de troubles bipolaires afin de s’assurer que les associations observées n’étaient pas « tirées » par ce groupe de personnes (modèle 3).

 

Pour ce qui est de l’interprétation des résultats, les chercheurs remarquent qu’une amplitude relative circadienne plus faible dénote d’une moindre distinction, en termes de niveaux d’activité, entre les périodes d’activité et de repos au cours de la journée. Ce qui peut être interprété comme une activité réduite durant les périodes d’éveil et/ou une activité accrue pendant les périodes de repos. Ce décalage de niveau d’énergie et les perturbations du sommeil sont classiques pendant les périodes de dépression clinique et les épisodes bipolaires [4,5].

Du fait de la taille de la cohorte et de la mesure objective de l’activité (grâce aux accéléromètres), « cette étude est la première à établir une relation robuste entre perturbation des rythmes circadiens et santé mentale, déjà observée dans de précédentes études mais qui n’avaient pas la taille suffisante pour attester de l’association » indique Laura Lyall, première auteure de l’étude, dans un communiqué de l’Université de Glasgow [2].

Et les chercheurs concluent que, primo, « cette étude suggère une association fiable entre perturbation des rythmes circadiens et risque de troubles de l’humeur et de mal-être ». Secundo, « elle met en lumière l’intérêt du paramètre changement d’amplitude mesuré par accéléromètre comme marqueur de sensibilité à une santé mentale altérée ». Tertio, ils font remarquer que « l’amplitude relative est un paramètre plutôt facile et peu cher à mesurer et pourrait être utilisée pour identifier les personnes à plus haut risque de développer une dépression sévère ou des troubles bipolaires, ou ceux qui pourrait bénéficier de traitements ciblant l’horloge circadienne.» [1]

Impossible d’en déduire le sens d’une éventuelle causalité

L’étude, pour autant, n’est pas parfaite et la conclusion qu’en tirent les auteurs mérite d’être lue à la lumière d’un certain nombre de limites, pas toujours mentionnées par les auteurs. L’une d’elles est liée au temps qui s’est écoulé entre les données démographiques et de style de vie recueillies à l’inclusion (2006-2010), les données d’activité captées par l’accéléromètre (2013-2014) et les informations issues du questionnaire sur la santé mentale (2016-2017).

Du fait de la transversalité de l’étude, « les observations sont d’ordre observationnel et on ne peut rien en déduire en termes de causalité, reconnait la chercheuse écossaise.

« A ce stade, impossible donc de dire si les troubles de l’humeur entrainent une perturbation du rythme circadien, ou si à l’inverse des perturbations du rythme circadien rend les gens plus vulnérables aux troubles de l’humeur » ajoute-t-elle.

Etudier ce qui se passe à l’adolescence

Autre limite de l’étude, l’âge des participants. Les auteurs notent que les rythmes activité/repos diffèrent entre les jeunes adultes et les plus âgés, et que les associations sont susceptibles d’être modifiées selon l’âge. Ils ajoutent : « étant donné que la plupart des troubles démarrent à l’adolescence, mener des études longitudinales dans des populations plus jeunes pourraient permettre d’améliorer notre compréhension des mécanismes des mécanismes causaux [1].

Dans un commentaire accompagnant l’article, Dr Aiden Doherty de l’Université d’Oxford abonde dans ce sens [5]. « Bien que la cohorte Biobank UK soit l’une des plus importantes ressources dans le domaine médical au monde, la population étudiée dans l’étude (moyenne d’âge à l’inclusion : 62 ans, 54-68 ans) n’est pas idéale quand on étudie la santé mentale, sachant que 75% des troubles démarrent avant l’âge de 24 ans, remarque-t-il. Comme le signalent les auteurs, le système circadien subit des modifications à l’adolescence, période qui correspond souvent au démarrage des troubles de l’humeur. Peut-être que cette cohorte pourrait fournir la matrice et l’élan pour faire une étude similaire chez les adolescents et les jeunes adultes. »

Des limites non mentionnées dans l’article incitent à la prudence

Interrogé par Medscape édition française sur l’étude, le Dr Geoffroy s’étonne que plusieurs autres limites qui lui semblent cruciales n’aient pas été mentionnées dans l’article et incite à une lecture prudente des résultats.

Il considère, par exemple, que le choix par les chercheurs de l’amplitude relative comme seul et unique marqueur est très discutable. « Il y a de nombreux paramètres générés de façon automatique par l’actigraphie, il est surprenant que les chercheurs aient choisi de ne garder que l’amplitude relative qui ne permet pas de différencier entre une diminution de l’activité diurne, une augmentation de l’activité nocturne ou les deux. Et ce, d’autant que de précédentes études montrent que l’amplitude relative ne sort pas significativement chez les sujets en rémission. Or, ici, les auteurs n’ont pas corrigé leurs résultats sur les symptômes résiduels dépressifs alors que l’on sait que plus de la moitié des sujets dépressifs ou souffrant de troubles bipolaires ne connaissent pas une rémission fonctionnelle. 

Sachant que les sujets bipolaires ont plutôt un chronotype du soir, on aurait pu, par exemple, s’intéresser à des marqueurs de phase comme le début de l’activité ou de l’inactivité, ou à d’autres informations sur la rupture de ces rythmes qu’ils suggèrent tels que la variabilité intra jour qui donne des informations sur la fragmentation de l’activité ».

Concernant l’interprétation des résultats sur les critères primaires, le psychiatre parisien remarque que la taille d’effet est très faible de 1,06 sur la dépression sévère et de 1,11 pour les troubles bipolaires, et qu’il faut faire attention à l’interprétation des tests qui sont quasiment toujours significatifs avec des effectifs aussi importants. Rapporté à la taille de l’effectif, c’est la taille de l’effet mesuré qui compte le plus ici. Enfin, on aurait pu imaginer que les chercheurs prennent en compte l’effet des traitements des troubles de l’humeur pris par les participants qui pourraient impacter les résultats, indique-t-il.

 

Bipolarité : une maladie des rythmes circadiens

Le lien entre troubles bipolaires et rythme circadien est bien établi et constitue une piste de recherche majeure en neuropsychiatrie comme le rappelait le Pr Franck Bellivier (Fernand Widal/Lariboisière, Université Paris Diderot) lors d’un symposium organisé par la Fondation FondaMental à l’automne dernier. « On sait, par exemple, disait-il, que les troubles bipolaires sont une maladie des cycles circadiens. On observe une typologie très particulière des rythmes d’activité jour/nuit pendant les épisodes, mais aussi entre les épisodes ». Ajoutant : « l’exploration des typologies circadiennes pourrait être un critère de sélection de patients éligibles pour un traitement par le lithium, d’autant que ce dernier est lui-même un agent qui agit au niveau moléculaire sur la biologie des rythmes circadiens ».

Dans ce même esprit, on peut aussi mentionner l’intérêt de la luminothérapie en traitement de la dépression saisonnière, et les travaux de l'américaine Dorothy Sit qui étudie l’impact de cette méthode chez des patients bipolaires à des moments différents de la journée. Voir sur ce sujet l’interview de la chercheuse (en anglais) mené nos confrères de Medscape édition internationale en mars 2018.

 

Le travail a été finance par une bourse du Lister Prize Fellowship attribuée au Professor Smith. Les auteurs n’ont pas de liens d’intérêt.

Illustration : The Melting Watch, 1954 par Salvador Dali

 

 

 

 

 


 

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