Adénopathies des voies aériennes digestives supérieures sans porte d’entrée retrouvée: vers une radiothérapie toujours plus ciblée

Aude Lecrubier, Pr Juliette Thariat, Dr Idriss Troussier

Auteurs et déclarations

11 avril 2018

COLLABORATION EDITORIALE

Medscape &

Pr Juliette Thariat

France, Suisse— Les métastases ganglionnaires cervicales sans tumeur primitive retrouvée, aussi appelées adénopathies de la tête et du cou sans porte d’entrée, représentent 4 % des cancers des voies aérodigestives supérieures. Ce type de cancer, des carcinomes épidermoïdes dans plus de deux tiers des cas, est caractérisé par la présence d’un ganglion métastatique, partie immergée de l’iceberg, pour lequel aucune tumeur initiale n’a pu être détectée lors du bilan diagnostique.

En une quinzaine d’années, la prise en charge de ces cancers a évolué et a permis de limiter fortement la toxicité liée à la radiothérapie. Mais peut-on aller et doit-on aller encore plus loin en limitant encore les volumes d’irradiations ?

Dr Idriss Troussier

Dans le cadre du partenariat entre la Société Française du Cancer (SFC) et Medscape édition française, le Pr Juliette Thariat (oncologue radiothérapeute au centre de lutte contre le cancer de Caen, secrétaire nationale du GORTEC et présidente de l’intergroupe ORL) et le Dr Idriss Troussier (chef de clinique oncologie-radiothérapie, CHUV/CHU Vaudois, Lausanne, Suisse), spécialistes du sujet, ont accepté de faire le point sur l’état des connaissances sur la question.

Jusqu’au début des années 2000, la prise en charge de ces cancers était très iatrogène. Pourquoi ?

Ces cancers sont historiquement traités par curage et irradiation ganglionnaire et muqueuse non sélective étendue du nasopharynx à l’hypopharynx. Au départ, nous avions des techniques de radiothérapie conventionnelle. Trois faisceaux étaient appliqués pour couvrir l’ensemble des muqueuses et des aires ganglionnaires des VADS. Cela visait à contrôler la maladie ganglionnaire et prévenir l’émergence d’un cancer primitif (infra-clinique au moment de l’irradiation) métachrone (survenant classiquement dans les deux à cinq ans suivant le diagnostic). Mais, il y avait une forte toxicité associée en raison de l’irradiation des glandes salivaires (parotides en particulier, mais également glandes sous-maxillaires et autres glandes salivaires présentes dans les muqueuses) et des muscles constricteurs pharyngés impliqués dans la déglutition. Cette radiothérapie complète grevait la qualité de vie sur le long terme, en induisant une xérostomie, une dysphagie, des délabrements dentaires fréquents et durables voire des troubles de la mobilité de l’épaule et d’autres complications plus graves. L’expérience clinique a montré que parmi les patients survivants à long terme après ces irradiations étendues, les séquelles laryngées et musculaires par la fibrose des tissus pouvaient aboutir à des trachéotomies et/ou gastrostomies chez les patients dont le larynx n’est plus fonctionnel ou présentant une sténose post-radique de la filière pharyngée et œsophagienne.

 
Cette radiothérapie complète grevait la qualité de vie sur le long terme.
 

Comment a-t-on pu limiter la toxicité associée à la radiothérapie ?

Grâce à l’avènement de techniques de radiothérapie avec modulation d'Intensité (IMRT) dans les années 2000 (plutôt 2005 en France), l’incidence des toxicités tardives a pu être réduite en optimisant les points d’entrée et en modulant les faisceaux d’irradiation grâce à des caches dynamiques. Cette optimisation technologique a permis de conformer la dose en fonction d’objectifs cliniques prédéfinis aboutissant à « sculpter » mieux la dose de radiothérapie autour de la tumeur tout en limitant la dose à des organes ou tissus sains proches. Avec l’IMRT, les mêmes volumes d’irradiation ont été appliqués mais certains organes, comme les parotides, ont pu être préservés.

Pendant les deux premières années de son implémentation, la technique était réservée aux patients de très bon pronostic, puis elle a été progressivement été proposée pour des patients ayant des tumeurs de stade plus avancé. Elle est aujourd’hui utilisée chez quasiment tous les patients atteints de cancers des VADS dans la grande majorité des centres de radiothérapie français.

Dans ces mêmes années, en parallèle de l’implémentation de l’IMRT, un autre courant s’est développé pour l’irradiation d’adénopathies des voies aériennes digestives supérieures sans porte d’entrée retrouvée. Observant moins de 10% de récidives ganglionnaires isolées et l’émergence de primitifs muqueux étant rare, certains radiothérapeutes ont décidé de ne plus irradier les aires ganglionnaires controlatérales au(x) ganglion(s) retrouvé(s) et de limiter l’irradiation muqueuse à l’oropharynx homolatéral. Cette évolution a également coïncidé avec un switch épidémiologique : d’une part, la description d’une augmentation de la proportion des cancers viro-induits, liés à un human papilloma virus oncogénique (HPV16) et situés au niveau de l’oropharynx et, d’autre part, la légère diminution des cancers liés au tabac, du fait au moins partiellement des politiques de santé contre le tabagisme.

Ces cancers liés au HPV sont de meilleur pronostic quel que soit le traitement réalisé, justifiant en effet qu’une réduction de la dose intensité des traitements soit évaluée pour en diminuer la morbidité. Il faut cependant garder la mesure de ces changements épidémiologiques. D’une part, ces changements sont plus significatifs aux Etats Unis et dans certains pays scandinaves qu’en France où les cancers liés à un statut socioéconomique défavorisé et une consommation alcoolo-tabagique restent fréquents. D’autre part, ces cancers liés au HPV sont situés au niveau de l’oropharynx. Or, les modalités anatomiques de drainage lymphatique des tumeurs primitives des VADS sont bien connues.

Des articles comme celui de Lindberg en 1972 montrant la probabilité d’envahissement ganglionnaire en fonction du site primitif, et largement confirmés par l’expérience, peuvent être extrapolés aux adénopathies sans primitif retrouvé : ainsi, il est fort peu probable qu’une adénopathie isolée en niveau ganglionnaire sous mandibulaire (1b) ou même qu’une adénopathie isolée en niveau ganglionnaire spinale soit issue d’un cancer strictement amygdalien. Dans cet exemple, il ne serait pas cliniquement pertinent de faire l’hypothèse que le point de départ du cancer est oropharyngé et que l’irradiation muqueuse peut être réduite à l’oropharynx. La lecture de la nouvelle classification TNM 2017 doit à cet égard être également critique. La valeur du marquage indirect immunohistochimique anti-p16 (protéine du cycle cellulaire, sans lien avec le 16 du HPV16) y est recommandée de façon systématique ; c’est sans prendre en compte les différences épidémiologiques, l’anamnèse et la clinique (et les modalités de drainage anatomiques).

Dans d’autres cas d’extension ganglionnaire en niveau 2a ou 3, la question peut se poser de ne pas réaliser une irradiation pan-muqueuse étendue du nasopharynx au larynx, mais il n’existe pas de niveau de preuve suffisant actuellement pour l’affirmer. Cette réduction des volumes cibles d’irradiation (muqueux et ganglionnaire) est le plus souvent également réalisée en IMRT.

Sait-on laquelle de ces deux stratégies a le meilleur rapport bénéfice-risque ?

Non et c’est le point de départ de nos travaux[1,2]. Ces deux approches, d’irradiation étendue bilatérale ganglionnaire et pan muqueuse par IMRT et l’irradiation latéralisée sélective se sont développées en parallèle mais, seules quelques études rétrospectives sur des séries de moins de 100 patients ont cherché à évaluer le rapport bénéfice/risque de chacune d’entre elles. Les données les plus récentes tendent à suggérer que l’irradiation homolatérale est d’indication croissante et pourrait être suffisante [3,5]. Mais, aujourd’hui, le niveau de preuve est insuffisant pour apporter une réponse claire.

Pouvez-vous nous parler de vos travaux sur cette question ?

Dans un premier temps, nous avons souhaité dresser un état des lieux des pratiques. Nous avons réalisé une revue de la littérature française et anglaise et sélectionné 58 articles qui ont permis de préciser les techniques diagnostiques et les évolutions de la prise en charge au cours des dernières années[6] (voir article Bulletin du Cancer ) mais aussi les doses et les volumes d’irradiation des muqueuses et ganglionnaires employés [7] (voir article Bulletin du Cancer ).

Nous avons discuté des critères décisionnels qui permettraient de mieux sélectionner de façon personnalisée les volumes à irradier afin de limiter la toxicité.

Nous en avons retenu quatre essentiels :

- le niveau ganglionnaire ;

- le stade ganglionnaire ;

- le statut HPV/EBV (Epstein Barr Virus) ;

- les données immunohistochimiques avec les variants histologiques.

Ces critères devront être évalués prospectivement au regard de l’index thérapeutique obtenu.

En parallèle, nous avons réalisé une étude rétrospective multi-centrique comparant les résultats de l’irradiation complète bilatérale versus l’irradiation sélective unilatérale. Pour l’instant, nous avons inclus plus de 350 patients. Nous manquons de puissance statistique compte tenu du faible nombre d’événements pour cette forme de cancers des VADS, de meilleur pronostic que les cancers de l’hypopharynx par exemple. Cependant, les résultats préliminaires (en cours de publication) sont intéressants et seront bientôt révélés.

Dans ces situations rares de cancers des VADS, sait-on quand adjoindre ou non une chimiothérapie ?

En 2004, pour les tumeurs de primitif connu (oropharynx, cavité buccale, hypopharynx, pharynx +/- ganglions), Bernier et coll.[8] ont préconisé qu’en cas de facteurs histopronostiques défavorables (tumeur incomplètement enlevée, ganglions envahis, rupture capsulaire des ganglions), une chimiothérapie soit adjointe à la radiothérapie pour en augmenter l’efficacité. Il n’existe pas de données spécifiques aux adénopathies sans porte d’entrée. Certains considèrent qu’il faut suivre les conseils de Bernier et coll. par extrapolation, d’autres considèrent qu’il s’agit d’une catégorie à part. Nous avons actuellement une étude en cours, à partir de notre cohorte de 350 patients, dont l’objectif est d’identifier les pratiques de chimiothérapies dans ces situations rares de cancers des VADS.

Ce qu’il faut retenir

Les techniques innovantes, notamment la radiothérapie par modulation d’intensité ont permis une optimisation de la prise en charge des métastases ganglionnaires sans cancer primitif retrouvé avec un contrôle tumoral équivalent aux techniques anciennes et une amélioration de la qualité de vie à long terme des patients par la meilleure préservation des organes à risque. Si l’anamnèse, le siège du ou des adénopathies métastatiques en niveau 2a-3, et l’objectivation d’un statut viro-induit (par exemple par marquage anti p16 sur adénopathie métastatique) peuvent être une orientation pour limiter les volumes d’irradiation dans le cadre d’une stratégie personnalisée, la définition des volumes cibles de radiothérapie reste une question ouverte. Il est probable qu’une irradiation étendue reste nécessaire dans certaines situations. Cette question requiert un meilleur niveau de preuve, au minimum via des études comparatives et/ou avec scores de propension pour limiter les biais de sélection des traitements, avant d’établir des recommandations.

 

Les Drs Juliette Thariat et Idriss Troussier n’ont pas de liens d’intérêts en rapport avec le sujet.

 

 

 

 

 

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