Paris, France -- La part des aliments industriels dans notre assiette est de plus en plus importante. Pratiques, faciles, les plats cuisinés prêts à réchauffer, les viennoiseries pré-emballées, les nuggets surgelés et autres sauces ont pris leur place dans nos placards. Et aussi dans les assiettes des 105 000 participants de la cohorte française NutriNet-Santé. Une étude prospective chez ces volontaires vient de montrer pour la première fois un lien entre ce type d'aliments et le cancer.
Une augmentation de 10% de la proportion d’aliments ultra-transformés dans le régime alimentaire est associée à une augmentation de 11 % du risque global de cancer (HR= 1,12 ; P < 0,001) et de 12 % du risque de cancer du sein (HR = 1,11; P = 0,02).
Publiés dans le British Medical Journal mi-février[1], ces résultats ont été vivement critiqués par les industriels. Pour la directrice générale de l'Association nationale des industries agroalimentaires (Ania), l’étude « n'est pas une étude scientifique », et le « lien de causalité n'est pas démontré ».

Mathilde Touvier
Medscape édition française a demandé à Mathilde Touvier, chercheuse à l’Inserm (Equipe de Recherche en Epidémiologie Nutritionnelle, U1153 Inserm / Inra / Cnam / Université Paris 13) et co-investigatrice de la cohorte NutriNet-Santé, de réagir à ces critiques.
Medscape édition française : Sur quelle catégorie d'aliments votre étude a-t-elle précisément porté ?
Mathilde Touvier : Nous avons mesuré la part d'aliments ultra-transformés dans le régime alimentaire des volontaires de la cohorte NutriNet-Santé. Cette catégorie comprend une grande diversité d'aliments comme le pain et les brioches industriels pré-emballés, les soupes déshydratées instantanées, les barres chocolatées, les nuggets, les sodas et boissons aromatisées, etc... Tous ces aliments ont subi des transformations (exemples : prétraitement par friture, hydrogénation, extrusion, chauffage à haute température) et contiennent le plus souvent des additifs (conservateurs, texturants, émulsifiants, etc.). Ils contiennent en moyenne plus d’acides gras saturés, de sucre et de sel, et moins de fibres, de minéraux et de vitamines.
Notre étude a montré qu'une augmentation de 10% de la proportion d’aliments ultra-transformés dans le régime alimentaire était associée à une augmentation de plus de 10% des risques de développer un cancer. Nous avions suffisamment de puissance pour étudier séparément plusieurs localisations. On a ainsi montré une association pour le cancer du sein, mais une absence de corrélation pour les cancers de la prostate. Pour le cancer colorectal, le nombre de cas était trop limité pour conclure. Il n’est pas exclu que dans quelques années, avec un suivi plus long et une cohorte NutriNet-Santé encore plus importante, cette corrélation devienne significative.
Medscape édition française : Les industries agroalimentaires par le biais de leur organisation professionnelle, l'ANIA (Association Nationale des Industries Alimentaires), ont fait part de leur mécontentement. Que contestent-elles ?
Mathilde Touvier : Nous comprenons que cette étude puisse inquiéter certains industriels car elle concerne un marché important. Si on n'a pas une idée précise de la part des aliments ultratransformés dans l'assiette des Français, dans certains pays comme les Etats-Unis et le Brésil, elle représente plus de la moitié de l'apport calorique quotidien.
Nous, chercheurs en santé publique, ne sommes pas engagés dans une démarche contre les industries alimentaires. Certaines témoignent d'ailleurs d'un souci d'améliorer leur « process », de limiter les additifs et d’aller vers une meilleure qualité nutritionnelle de leurs produits.
Ce travail de recherche scientifique été publié dans le BMJ et soumis à un processus de review très strict et rigoureux. En toute objectivité scientifique, nous avons notamment détaillé dans l’article les limites de ce travail de recherche. En particulier, nous avons attiré l’attention sur le fait qu’il s'agit d'une étude d'observation qui ne permet pas de conclure à une relation de causalité. Ce travail doit être considéré comme une première piste d’investigation dans ce domaine.
Medscape édition française : Comment explorer ce lien supposé de causalité ?
Mathilde Touvier : La méthodologie qui permet traditionnellement de conclure en termes de causalité serait un essai contrôlé randomisé comme pour les médicaments ! En simplifiant, un groupe de volontaires serait nourri avec des aliments ultra-transformés, l'autre groupe serait le témoin. Au bout d'un certain temps, on comparerait la survenue de cancers. Pour des raisons éthiques et pratiques évidentes, cette démarche n'est pas envisageable. Alors que faut-il faire ? Pour avancer dans le niveau de preuves, il faut tout d’abord que d'autres études reproduisent ces résultats dans d’autres populations. La catégorie des « aliments ultra-transformés » est vaste et diverse et doit être affinée pour mieux comprendre ses relations avec la santé. Il faut également aller plus loin dans la compréhension des mécanismes impliqués, par des approches épidémiologiques, mais également expérimentales, grâce à des modèles animaux et des lignées cellulaires. Il s’agit maintenant de comprendre quelles seraient potentiellement les substances en cause parmi les 400 additifs utilisés en Europe (nitrites ? dioxyde de titane ? autres ?), les produits néo-formés lors des « process » comme l'acrylamide, ou encore certaines substances contenues dans les emballages au contact des aliments.
Medscape édition française : Dans quelle direction votre équipe s'est-elle dirigée pour poursuivre les investigations ?
Mathilde Touvier : Nous lançons un projet dédié aux additifs alimentaires. Lors du remplissage des questionnaires, les volontaires de la cohorte NutriNet-Santé indiquent les marques et noms commerciaux des aliments industriels consommés. Ceci est fondamental pour estimer de manière précise l’exposition aux additifs au niveau individuel étant donné la grande variabilité des compositions entre les marques. Nous étudierons ainsi les associations entre l’exposition chronique aux additifs (substances individuelles et multi-expositions/potentiels effets cocktails) et la santé (risques de maladies cardio-vasculaires, cancer, mortalité, surpoids). Nous sommes toujours à la recherche de volontaires pour agrandir notre cohorte NutriNet-Santé. Il suffit pour cela de s’inscrire en ligne (www.etude-nutrinet-sante.fr) et de remplir des questionnaires, qui permettront aux chercheurs de faire progresser les connaissances sur les relations entre nutrition et santé. Les médecins peuvent nous aider en parlant de nous à leurs patients.
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Citer cet article: Alimentation industrielle et cancer : la chercheuse Mathilde Touvier répond aux critiques - Medscape - 9 mars 2018.
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