Paris, France — Lors du congrès de l’Encéphale 2018 [1], une session qui s’annonçait comme un débat sur le thème « Cannabis : pour ou contre la légalisation » avec le Pr Alain Dervaux (CHU d’Amiens) et le Dr Pierre-Michel Llorca (CHU de Clermont-Ferrand), a finalement fait la part belle aux arguments en faveur de la légalisation de l’usage récréatif du cannabis. En s’appuyant sur les retours d’expérience des Etats américains ayant franchi le pas, les deux psychiatres ont, en effet, souligné les bénéfices en termes de santé publique d’une consommation contrôlée.
« Nous devons considérer des alternatives à la criminalisation et à l’incarcération des personnes qui utilisent des drogues ». C’est ce que déclarait Ban Ki-Moon, alors secrétaire général de l’ONU, en 2015, lors de la Journée internationale contre l’abus de drogues et le trafic illégal, avant d’insister sur la nécessité de renforcer les « efforts portant sur la santé, la prévention, le traitement et le soin ».
Le discours marque clairement un changement d’approche sur la consommation des drogues qui se concrétise, depuis peu, par un assouplissement de la législation dans plusieurs pays, essentiellement vis-à-vis de l’usage du cannabis. En 2016, une commission du Lancet « a recommandé d’évoluer vers un marché régulé » a également rappelé le Dr Llorca [2].
En France, une consommation en hausse
En France, alors que le sujet de la dépénalisation suscite toujours des levées de boucliers, des voix s’élèvent pour encourager une politique de contrôle de la consommation de drogues. Le Pr Bertrand Dautzenberg (Hôpital la Salpêtrière, AP-HP, Paris), pneumologue et tabacologue, s’est notamment prononcé en faveur d’une légalisation « pour fumer moins et mieux ».
La dépénalisation et la légalisation de l’usage récréatif du cannabis sont en progression dans le monde. Aux Etats-Unis, l’Oregon, l’Alaska, Washington et plus récemment la Californie ont emboité le pas du Colorado, premier état à légaliser le cannabis à des fins récréatives en 2014. L’Uruguay a franchi le cap en 2013 et le Canada s’apprête à faire de même.
La France fait partie des pays les plus répressifs sur l’usage de cannabis. Pourtant, c’est aussi le pays où l’on en consomme le plus en Europe. Et, selon les données de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), la tendance est à la hausse: l’expérimentation du cannabis est passée de 33% à 42% entre 2010 et 2014 chez les 18-64 ans.
Parmi les usagers actuels de cannabis, 20% sont identifiés comme des usagers à risque élevé d’abus ou de dépendance. « Ramené à l’ensemble de la population, 1,7% des 15-64 ans présenteraient ainsi un risque élevé d’usage problématique », précise l’OFDT.
Un usage qui dépend du risque perçu
Le Pr Dervaux a souligné que c’est « pour limiter les effets nocifs chez une minorité de sujets vulnérables » que les restrictions sur la consommation du cannabis ont été instaurées. Invité à exposer ses arguments contre la légalisation, l’addictologue s’est surtout posé, au cours de ce débat, en défenseur d’une prévention renforcée en cas de levée de l’interdiction.
« Le niveau de consommation du cannabis dépend surtout des risques perçus, bien plus que de n’importe quel autre facteur », souligne-t-il. Une affirmation qui fait référence à une étude montrant une corrélation, depuis les années 1970, entre l’évolution de l’usage récréatif de la marijuana et le degré d’information de la population générale sur les risques associés [3].
L’un des arguments généralement avancé contre la dépénalisation est le risque de voir la consommation s’accentuer encore davantage. Pourtant, la France apporte la preuve que le tout répressif n’est pas dissuasif et le retour d’expériences, notamment des Etats américains, montre que la consommation n’explose pas pour autant.
Dans l’Oregon, « l’usage de cannabis a certes augmenté, mais faiblement. Ceux qui en consomment plus sont les habitués », a précisé le Pr Dervaux. Pour protéger les jeunes « plus à risque de dépendance et de troubles cognitifs », ces états autorisent uniquement les plus de 21 ans à en consommer.
Aux Etats-Unis, la prévention axée sur les plus jeunes
Depuis la légalisation de l’usage récréatif aux Etats-Unis, « contrairement aux adultes de plus de 25 ans, la tendance est à la diminution de la consommation chez les plus jeunes », a ajouté, de son côté, le Dr Llorca. C’est ce que révèle une récente étude portant sur l’évolution des consommations dans les premiers états américains ayant légalisé le cannabis [4].
Le Pr Dervaux a également évoqué les retours d’expérience de ces états, fortement impliqués dans la prévention. Dans le Colorado, par exemple, « la légalisation s’est accompagnée d’une campagne d’information auprès du public, mais aussi d’un programme de formation pour les professionnels de santé », visant en particulier les pédiatres et les gynécologues.
Le site de l’état fédéral met notamment à disposition des pédiatres un prospectus expliquant comment sensibiliser les parents sur les risques liés à la consommation de marijuana chez les moins de 20 ans. Un autre propose aux gynécologues la marche à suivre pour aborder le sujet de la prévention avec leurs patientes, lorsqu’une grossesse est envisagée.
Ces outils font partie d’un programme plus large initié par les autorités locales pour sensibiliser le public sur le bon usage du cannabis. Un site internet (goodtoknowcolorado) a été spécialement créé pour rappeler notamment les règles à respecter (pas d’usage avant 21 ans, seulement dans un lieu privé…) et les conseils de prévention.
Contrôler les teneurs en THC
Pour le Pr Dervaux, le renforcement des actions de prévention, notamment en milieu scolaire, apparait fondamental. « Les interventions visant à développer les compétences psychosociales des enfants, en les aidant à résister à l’influence des autres ou à renforcer l’estime de soi, se sont avérés efficaces » pour modifier la consommation.
En cas de légalisation, la qualité du produit et le niveau de THC qu’il contient pourraient aussi être mieux contrôlée, concède-t-il. « Le cannabis actuellement consommé est trois à cinq fois plus concentré en THC que dans les années 1970. D’un taux de 4% dans les années 1990, le niveau de THC est passé à près de 8% dans les années 2000, puis à 12% à partir de 2010 ».
Un argument repris par le Dr Llorca: « En vendant les produits dans des endroits contrôlés, on peut avoir de meilleurs actions de prévention ». La prohibition des produits à forts taux de THC pourrait toutefois encourager le maintien d’un marché parallèle, qui devrait rester minime, estime-t-il.
Une étude a pu montrer un effet dose de l’absorption de THC sur le risque de trouble psychotique [5]. La consommation quotidienne de skunk (cannabis à THC>30%) est ainsi associée à un risque cinq fois plus élevée de premier épisode psychotique, « tandis que fumer du haschich ‘classique’ n’a pas d’effets sur l’incidence des troubles », précise le psychiatre.
Identifier les populations à risque
Au cours de sa présentation, le Pr Dervaux a évoqué ce risque de trouble psychiatrique, notamment de schizophrénie, surtout chez les plus jeunes. Sans compter les troubles cognitifs (perte de mémoire, altération de l’attention..) et le risque d’addiction, fortement associé au développement de troubles anxieux ou de troubles de la personnalité.
Néanmoins, la hausse de la consommation ne semble pas être associée à une augmentation des troubles psychiatriques, selon une autre étude récente, dont les résultats ont été présentés par le Dr Llorca [6]. « En France, malgré la consommation élevée de cannabis par rapport aux pays européens, l’incidence des troubles psychotique reste moyenne », a-t-il commenté.
Selon lui, « d’un point de vue sanitaire, la légalisation présente plusieurs intérêts, en permettant notamment un contrôle de la qualité des produits et le développement d'actions de prévention. Elle représente aussi une opportunité de valider et de déployer des stratégies d’identification des sujets les plus à risque ».
« Cette population est faible, mais elle existe. Il faut trouver les moyens de l’identifier », insiste le psychiatre, qui a évoqué des recherches portant sur des marqueurs génétiques. « Pour le reste de la population, il faut veiller à réduire les risques liés notamment à une consommation précoce ou à des produits trop concentrés en THC ».
De son côté, le Pr Dervaux a conclu en soulignant la nécessité de « favoriser l’accès aux soins pour les sujets dépendants et améliorer la formation des professionnels de santé sur les risques liés à l’usage du cannabis ».
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Citer cet article: Cannabis: faut-il légaliser pour mieux prévenir les risques? L’exemple américain - Medscape - 15 févr 2018.
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