Pas assez de statines en prévention primaire chez les européens ? L’ESC défend ses recommandations

Aude Lecrubier

Auteurs et déclarations

2 février 2018

Sophia-Antipolis, France – On a l’habitude que la question de la prévention primaire par statines agite les esprits. Mais cette fois, pour changer, le point d’échauffement ne porte pas sur des prescriptions qui seraient inutiles voire délétères mais sur un manque de prescription qui se traduirait par une perte de chance pour les individus…

Une étude récente, la première à comparer les différentes recommandations internationales de prévention primaire par statines à partir d’une même vaste cohorte de patients, suggère que pour prévenir le plus d’événements cardiovasculaires (CV) dans une population, il vaudrait mieux suivre les recommandations anglo-saxonnes (ACC/AHA, NICE) plutôt que les recommandations européennes (ESC/EAS) et donc traiter plus d’individus à très faible risque CV [1] (voir Prévention CV primaire par statines : les recommandations européennes sont-elles plus «nulles» que les autres ?).

Toutefois, dans un contexte ou la prévention primaire par statines reste très débattue même outre-Atlantique, les conclusions des auteurs (Borge Gronne Nordestgaard et Martin Bodtker Mortensen, Danemark), ne font pas l’unanimité.

Pr François Schiele

Le Pr François Schiele (Cardiologie et maladies vasculaires, Hôpital Jean-Minjoz, CHU, Besançon) réagit à cette publication et à son interprétation dans nos colonnes, au nom de l’ESC.

L’étude danoise en bref

  Population : cohorte d’adultes issus de la population générale danoise (40 à 75 ans) sans antécédents cardiovasculaires et ne recevant pas de statines (n=45 750, âge moyen 56 ans, 57% de femmes).

Principaux résultats :

- en utilisant les différents scores de risque CV et les différents seuils de cholestérol des recommandations, les chercheurs estiment que la part de personnes éligibles à la prévention primaire par statines serait de 44 % avec les recommandations canadiennes (CCS), de 42 % avec celles de l’ACC/AHA, de 40 % avec celles du NICE, de 31 % avec celles de l’USPSTF et de 15 % avec celles de l’ESC/EAS.

- par rapport aux événements CV recensés dans la base de données nationale danoise, les pourcentages d’événements CV évités après 10 ans de statines en prévention primaire seraient de 34 % avec la CCS et l’ACC/AHA, 32 % avec le NICE, 27 % avec l’USPSTF et 13 % avec l’ESC/EAS.

Conclusion des auteurs :

« Les recommandations de l’ACC/AHA, de la CCS ou du NICE devraient être suivies plutôt que celles de l’USPSTF et de l’ECS/EAS. Si nous considérons que les statines sont bien tolérées et que ces médicaments sont peu couteux, ces stratégies préviendraient beaucoup plus d’événements cardiovasculaires ».

Trois questions à l’ESC

Medscape : La part de patients adultes éligibles à une prévention primaire par statine semble radicalement différente si on applique les recommandations de l’ACC/AHA et du NICE ou celles de l’ESC/EAS. Cela vous surprend-il ?

Pr Schiele (ESC) : A partir de cette étude de cohorte danoise, il est en effet intéressant de comparer la proportion de patients qui vont prendre une statine si on applique les différentes recommandations. Au Danemark, sur les 5 recommandations étudiées, il y en a 4 pour lesquelles le taux de prescriptions de statines serait entre 40 et 45 % alors que les recommandations européennes auraient un taux qui se limite à 15 %. Ces chiffres sont intéressants car ils mettent en évidence les différences impressionnantes entre les recommandations sur la prescription de statines. Traiter 15% ou 40 à 45 % de la population entre 40 et 75 ans, ce n’est pas pareil. L’explication tient dans l’estimation du risque (l’ESC utilise la charte SCORE, déterminée sur des populations européennes et qui limite l’effet de l’âge après 60 ans) et le seuil de risque et de LDL-c pour le recours aux statines. Sur le plan conceptuel, c’est la priorité aux modifications du mode de vie et les mesures hygiéno-diététiques sur la prescription de statines par rapport aux autres recommandations. En un mot, selon l’ESC, la prévention CV ne se limite pas à la prise d’une statine.

Medscape : Le pourcentage d’événements CV évités en administrant une statine en prévention primaire pendant 10 ans serait de 34 % avec les recommandations ACC/AHA, de 32 % avec celles du NICE, et de 13 % avec celles de l’ESC/EAS. Qu’en pensez-vous ?

Pr Schiele (ESC) : Vous faites bien de mettre au conditionnel car ces chiffres sont discutables. Il ne s’agit pas d’un taux d’événements CV observés mais d’un effet théorique, basé sur 3 hypothèses : (1) une statine d’intensité modérée réduit le LDL-c de 30% et de forte intensité de 50%, (2) à chaque baisse de 38 mg/dL du LDL-c, correspond une baisse de 20% des événements CV par an et (3) tous les patients vont prendre le traitement durant 10 ans. Si les deux premières hypothèses sont justes, la troisième est discutable car l’observance varie en fonction du niveau de risque des patients. Les patients à bas risque, traités selon les recommandations du NICE ou de l’ACC/AHA sont certainement moins motivés et donc moins observants que les patients à haut risque. Par exemple, un individu de 70 ans, sans aucun autre facteur de risque et avec un LDL-c non élevé, devrait prendre une statine selon les recommandations NICE ou ACC/AHA mais, il est plus que probable qu’il arrêtera beaucoup plus facilement son traitement en cas de douleur ou gêne musculaire ou s’il doute sur l’efficacité ou la sécurité des statines. Ne pas prendre en compte cette notion d’observance en fonction du niveau de risque est, selon nous, source importante de biais.

Enfin, même si le patient est compliant, le médecin traitant et les organismes payeurs ont leur mot à dire : s’il est vrai que la baisse du LDL-c réduit le risque d’événement CV, quel que soit le risque de l’individu, le nombre d’événements évités chez les personnes à bas risque est numériquement faible. Donc, le nombre de patients à bas risque à traiter pour éviter un événement (NNT) est considérable. Dans une population à risque modéré, mettre l’accent sur les mesures hygiéno-diététiques semble nettement plus raisonnable.

Medscape : Cette étude sera-t-elle tout de même prise en compte dans les prochaines recommandations de l’ESC sur la prévention primaire par statines ?

Pr Schiele (ESC) : Les recommandations de l’ESC sur la prévention datent de 2016 et leur mise à jour est programmée. Est-ce que cette étude va compter ? C’est possible mais pas certain car elle n’apporte pas vraiment de nouvelles données cliniques observées. Si cette étude montre du doigt une différence importante entre les recommandations de l’ESC et des autres sociétés, elle ne dit pas quelle est la meilleure stratégie. Pour les patients à risque modéré, la mise sous statine se conçoit après mise en jeu des autres mesures et un taux de prescription de statines de 15 % de la population adulte sans antécédents CV, semble à la fois raisonnable médicalement et « coût-efficaces ».

 
Si cette étude montre du doigt une différence importante entre les recommandations de l’ESC et des autres sociétés, elle ne dit pas quelle est la meilleure stratégie.
 

 

 

Le Pr Schiele est membre de l’ESC et porte-parole de l’ESC sur ce sujet. Le Pr Schiele a déclaré des liens sous forme de contrats de recherche, honoraires de participation à des groupes de réflexion ou à des symposiums avec : AMGEN, SANOFI, PFIZER, MSD, ASTRA-ZENEKA, BAYER, BMS, DAIICHI-SANKYO.

 

 

 

 

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