Paris, France -- La révolution technologique de ce siècle impacte la pratique de la médecine. A tel point que le Conseil national de l'ordre des médecins (CNOM) se demande, dans un livre blanc coordonné par le Dr Jacques Lucas et du Pr Serge Uzan, si « nous allons bientôt passer au transhumanisme de rupture caractérisé par l'intelligence artificielle (IA) forte, appelée aussi "singularité" et si demain, à la médecine de réparation, nous allons substituer la médecine d'augmentation ». Face au monde émergeant de l’exploitation massive des data, des robots, des algorithmes et de l’intelligence artificielle en médecine, « le CNOM n’a pas voulu rester muet » peut-on lire. Dans ce rapport plutôt bien fait – même si son contenu pourra paraître aride au lecteur pressé ou superficiel aux initiés, préviennent les auteurs –, le CNOM dresse un état des lieux des transformations en cours, en s’appuyant sur des exemples concrets de réalisation dans les différents domaines des data, des algorithmes et de l’intelligence artificielle. Après avoir développé ses réflexions – sans exclure les notions d’éthique et d’empathie –, il apporte des réponses, sous la forme de 33 recommandations.
Algorithmes et autres big data
Mais de quoi parle-t-on exactement sachant que derrière le concept d'intelligence artificielle (IA) se nichent cinq domaines : le traitement du langage naturel, la vision, l'apprentissage automatique, les systèmes multi-agents, et la robotique.
L'intelligence artificielle repose sur la production d'algorithmes, mais aussi sur les données massives encore appelées le big data. Les techniques d'apprentissage profond ont d'autant plus de chances de donner des résultats qu'elles sont abondamment nourries de datas, alliées bien sûr à des moyens de calcul puissants. En santé, les big datas sont issues aussi bien des données médico-administratives de l'assurance maladie, des dossiers médicaux, des essais cliniques, des donnes générés par les objets connectés... « Le potentiel des usages de ces données massives apparaît considérable, faisant de la santé l’un des secteurs le plus souvent cités par les études et rapports consacrés au big data », analyse le CNOM. En génomique, le lancement du plan France médecine génomique 2025 a prévu d'ici deux ans le déploiement d'un réseau de 12 plateformes de séquençage à très haut débit. Mais force est de constater que l'utilisation du big data en santé n'en est qu'à ses débuts.
Robots-chirurgiens
La robotique trouve pour le moment avant tout des applications en chirurgie. Des robots chirurgiens, pilotés par la main de l'homme, sont déployés en France à 80 exemplaires. La robotique permet aussi de réaliser des échographies à distance, d’assurer la manipulation de cathéters lors d'interventions d'angioplasties en évitant les expositions aux rayons X, ou d’automatiser la stimulation magnétique transcrânienne. Dans le domaine de la domotique, les "robots sociaux" sont utilisés dans plus de 100 établissements gériatriques.
Interface homme-machine et agents conversationnels
Au-delà de la souris et du clavier, se développent des agents conversationnels, autrement appelés chatbots, à l’image de Julia, la psy virtuelle développée à Bordeaux (voir notre article ici). « En France, les premiers spécimens apparaissent : coaches « éduqués » à envoyer informations et conseils personnalisés en fonction du profil de l’utilisateur, voire à le soutenir dans ses efforts (activités physiques, nutrition, arrêt du tabac...). » Chine, un moteur de recherche, Baidu, permet de prendre rendez-vous avec un médecin, ou de lui poser des questions...
L'intelligence artificielle, concurrente ou complémentaire ?
Fin 2016, écrit le CNOM, le JAMA publiait les résultats d'une étude portant sur le test d'un algorithme de machine learning pour la détection des rétinopathies diabétiques : « Après avoir appris à reconnaître les fonds d’œil pathologiques sur une base de 128 000 images, l'algorithme a produit un diagnostic correct avec des résultats comparables à ceux obtenus par des ophtalmologistes bien entraînés » (voir notre article ici). La revue Nature publiait quelques mois plus tard les résultats d'une équipe américaine ayant réussi à rendre un algorithme aussi performant qu'un dermatologue pour distinguer grains de beauté et mélanomes. Mais, selon une étude de Harvard médical school, quand il s’agit de poser le bon diagnostic les médecins restent deux fois plus performants. Les médecins sont aussi meilleurs dans la détection des signes peu communs et sévères.
GAFA et start-up
Plutôt qu'une mise en concurrence des médecins et de l'IA, mieux vaut mettre l'intelligence artificielle au service des praticiens, pour l'aide au diagnostic (voir encadré). Si les prouesses des GAFA en la matière sont connues (Google avec Deep mind, ou IBM avec Watson en cancérologie), de jeunes pousses multiplient également des avancées. La société française Qynapse, issue de la plateforme de neuro-imagerie CATI, déploie actuellement dans les hôpitaux un outil qui intéresse toutes les pathologies de la dégénérescence du système nerveux central. Il permet aux radiologues et aux neurologues d'affiner leur diagnostic dès le début de la maladie, en exploitant les données IRM du patient. DreamUp Vision, autre start-up française, développe une solution de diagnostic automatisé de la rétinopathie diabétique grâce à un algorithme de deep learning. De son côté, la jeune pousse Khresterion, éditeur français d’un moteur de raisonnement fondé sur des algorithmes exclusifs d’intelligence artificielle, a développé une solution déployée à l'hôpital Necker pour aider les médecins à améliorer le suivi des patients atteints d'insuffisance rénale chronique.
Les médecins doivent-ils avoir peur de l’IA ?
« L’IA n’est pas près de remplacer les médecins rapidement » tant qu’elle ne fournit aucune capacité d’explication des causes de ce qu’elle observe, assure le Dr Eric Topol, cardiologue, prospectiviste et rédacteur en chef de l’édition internationale de Medscape. Pour autant, dans cet article du Lancet sur les avancées et limites actuelles de l’IA en matière d’aide au diagnostic (cité par le CNOM), il affirme : « dans les années à venir, cependant, l'IA pourrait devenir le complément infatigable et rentable des médecins en leur donnant plus de temps pour se concentrer sur la complexité de chaque patient pris individuellement ».
Modélisation 3D et serious game
L'aide à la pratique médicale peut aussi provenir du patient modélisé en 3D. « Imagerie médicale et progrès de la modélisation ont également ouvert la voie à une chirurgie dont les technologies continuent de se perfectionner ». Dans ce domaine, l'impression 3D permet déjà de réaliser des dispositifs médicaux sur mesure, notamment pour la chirurgie maxillo-faciale. Viennent s’ajouter aussi, les serious game ou thérapies numériques qui intègrent peu à peu l'arsenal thérapeutique. Reconnu comme dispositif médical, le jeu XTorp est un serious game multijoueur de bataille navale à destination des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer en stade léger. Il installe le patient dans un sous-marin pour lui permettre de développer ses capacités cognitives et physiques. Un autre jeu, actuellement en expérimentation, permettrait de rééduquer le membre supérieur pour les victimes d'AVC puisqu’il a été démontré que la réalité permettait d’améliorer les fonctions motrices du bras en post-AVC avec des résultats aussi bons que la réhabilitation classique (voir notre article ici). Par ailleurs, l'immersion dans un scénario de réalité virtuelle permet d'atténuer la douleur, ou peut être utilisée en remplacement de l'anesthésie (voir notre article ici).
Updater la formation au numérique
Quoi qu'il en soit, ces évolutions rapides de la technologie, appliquée à la pratique médicale, posent le problème de la formation. La conférence des doyens de médecins, selon le CNOM, a pris toute la mesure des changements en cours, en remaniant l'université numérique francophone des sciences de la santé et du sport (UNF3S), devenu l'Uness (Université numérique pour l'enseignement de la santé et du sport). Cette université doit développer une offre complète d'outils numériques permettant d'accompagner la mise en place de la réforme du 3e cycle, avec un portfolio individuel, un portail de e-learning, et des solutions modernes d'évaluation des connaissances théoriques et des compétences internes. Ce portail intègre aussi le système interuniversitaire dématérialisé d'évaluation en santé (Sides), qui permet aux étudiants de passer leurs examens en ligne.
Upgrader la recherche et la transparence
La recherche, elle aussi, se met à l’heure du numérique. Le plan France médecine génomique 2025 devrait permettre un traitement mathématique des données massives en santé, grâce à la mise à disposition des capacités du très grand centre de calcul (TGCC) du CEA : « Le cancer, les maladies rares et le diabète devraient être les premières disciplines à bénéficier de ces investissements. »
Malgré toutes les avancées promises par l'intelligence artificielle, le CNOM met en exergue les risques encourus comme, par exemple, perdre « la maîtrise de nos données de santé », ou encore « dépendre des outils fournis par des acteurs étrangers pour l’exploitation » de ces mêmes données.
En juin 2017, la commission de réflexion sur l'éthique et la recherche a publié un document pour sensibiliser les chercheurs aux questions de sélection des données, d'évaluation des systèmes apprenants. Une autre crainte tient au fait que les algorithmes d'apprentissage profond fonctionnent comme des boites noires : « La transparence des systèmes algorithmiques est un vrai défi pour la recherche académique. Cela fait appel à plusieurs compétences disciplinaires et beaucoup de sujets identifiés ne sont pas encore suffisamment explorés par la recherche académique, d'où l'importance de multiplier l'effort de recherche. Il faut développer des algorithmes "responsables par construction" qui facilitent la mesure de leur transparence, leur explication et la traçabilité de leur raisonnement. Un algorithme est dit responsable s’il respecte les lois, et s’il se conforme à certaines règles éthiques », explique Nozha Boujemaa, directrice de recherche Inria et chef de projet TransAlgo qui a pour but d’offrir une plateforme scientifique et des outils d’évaluation de la transparence des algorithmes.
Recos : dites 33
En guise de conclusion, le CNOM formule une série de recommandations, au nombre de 33, dont la première rappelle que les « technologies doivent être au service de la personne et de la société », ou encore qu’elles ne doivent pas « accentuer des fractures sociales, socio-économiques, ou culturelles » ou « remplacer la décision médicale partagée avec le patient, qui reste singulière ».
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Citer cet article: L'intelligence artificielle va-t-elle supplanter les médecins ? Mise au point du Conseil de l’Ordre - Medscape - 1er févr 2018.
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