Copenhague, Danemark — Selon une étude franco-danoise menée sur des jeunes hommes sportifs, la prise d’ibuprofène à dose élevée (1200 mg par jour) pendant plus d’un mois induit un hypogonadisme compensé [1]. Habituellement observé chez les personnes âgées, ce syndrome perturbe les mécanismes de production de la testostérone, ce qui pourrait à terme nuire à la fertilité.
« Si cet état d’hypogonadisme s’installe, le risque pour eux est (…) d’altérer leur condition physique (muscle et os), d’hypothéquer leur santé reproductive et même psychologique » avertit Bernard Jegou (Ecole des hautes études en santé publique, Rennes), chercheur Inserm et coordinateur de l’étude.
Interrogé par Medscape édition française, le chercheur a précisé que l’interprétation des résultats peut être généralisée à tous les hommes. « Les sujets ayant participé à l’étude sont des hommes jeunes, en bonne santé. »
Usage banalisé chez le sportif
L’ibuprofène est l’un des médicaments les plus consommés. Utilisé dans le traitement de courte durée de la fièvre et des douleurs, il est aussi pris de manière continue et à des doses élevées par les sportifs professionnels pour lutter contre les douleurs chroniques et améliorer la récupération physique.
« L’ibuprofène est utilisé de manière abusive, voire forcée, chez de nombreux sportifs de haut niveau dans l’espoir notamment de limiter les arrêts de compétition. Les bénéfices sur les capacités de récupération n’ont pourtant jamais été prouvés », souligne Bernard Jegou.
Le risque de déséquilibre hormonal associé à ce médicament a déjà été mis en évidence dans de précédents travaux chez des garçons après exposition in utero lorsque la mère prenait l’ibuprofène pendant la grossesse. Avec notamment un risque accru de cryptorchidie (testicule non descendu dans les bourses).
D’autres AINS suspectés
L’ibuprofène n’est pas le seul anti-inflammatire non stéroidien (AINS) suspecté de perturber le système endocrinien. L’équipe Inserm, qui a participé à l’étude, a aussi montré, dans une étude in vitro, que l’aspirine et le paracétamol ont des effets délétères sur le fonctionnement du testicule adulte [2].
Une exposition prolongée in utero au paracétamol réduirait également la production de testostérone chez les garçons. Et chez les filles, une exposition prénatale aux antalgiques et surtout en mélange pourrait avoir un impact délétère sur le développement de l’appareil génital et sur la fertilité, selon une méta-analyse [3] portant sur des données qui restent encore limitées à l’animal.
Chez 31 hommes sportifs
Dans ce nouvel essai, mené en collaboration avec David Moberg Kristensen (Danish Headache Center, Copenhague, Danemark) et ses collègues, les chercheurs ont inclus 31 hommes sportifs, âgés de 18 à 35 ans, randomisés pour prendre quotidiennement 1200 mg d’ibuprofène, soit la dose maximale autorisée dans les indications habituelles, ou un placebo pendant six semaines.
Pour évaluer les répercussions du médicament sur la physiologie, ils ont également mené une étude in vitro sur des fragments de testicules humains exposés à l’ibuprofène et sur des cultures d’une lignée de cellules humaines, capables de synthétiser des stéroïdes.
Les résultats montrent que les hommes exposés à l’ibuprofène ont un niveau de testostérone stable, mais un taux accru d’hormone lutéinisante (LH). Cette hormone hypophysaire étant sécrétée pour stimuler la production de testostérone par les testicules, cette hausse est interprétée comme un moyen de compenser une baisse d’activité des testicules.
« La diminution du ratio testostérone libre/LH résulte d’une hausse du niveau de LH, ce qui révèle une altération de la réponse du testicule aux hormones gonadotropes pendant l’exposition à l’ibuprofène », indiquent les auteurs. Une description caractéristique de l’hypogonadisme compensée.
Risque d’hypogonadisme primaire
Selon les travaux menés in vitro, l’ibuprofène a également un effet inhibiteur sur les cellules de Sertoli, des cellules de soutien situées dans le testicule, dont le rôle est de contrôler la production de spermatozoïdes. L’AINS réduirait l’action de l’inhibine B produite par ces cellules et responsable de la régulation de l’hormone follicule-stimulante (FSH).
De plus, les chercheurs ont constaté une diminution de la production de l’hormone anti-mullérienne (AMH) par les cellules de Sertoli, tant chez les volontaires exposés à l’ibuprofène, que dans les cultures de fragments de testicules humains. Or, le taux d’AMH est un indicateur de la spermatogénèse.
Une prise prolongée d’ibuprofène à des doses importantes induit chez ces jeunes hommes sportifs en bonne santé des effets perturbateurs endocriniens, qui se traduisent par un hypogonadisme compensé, soulignent les auteurs. Habituellement observé chez les personnes âgées, cet état représente un risque pour la santé et les capacités de reproduction.
Ces répercussions sont d’autant plus préoccupantes que « l’hypogonadisme compensé peut évoluer vers un hypogonadisme primaire, qui se caractérise par un faible taux de testostérone et certains symptômes, comme une perte de libido, une diminution de la masse musculaire, de la force physique et des troubles de l’humeur ».
Rappel sur le bon usage
Les chercheurs rappellent que des travaux ont mis en évidence une corrélation entre l’intensité des entrainements dans le cadre de la pratique à haut niveau d’un sport d’endurance et la perte de libido chez l’homme. Finalement « il n’est pas à exclure que la prise du médicament ait interféré sur ces résultats ».
Selon Bernard Jegou, « il faut espérer que ces résultats servent d’alerte » pour ceux qui utilisent l’ibuprofène, hors indication. Pour les patients chez qui les antidouleurs ont leur utilité dans le traitement des rhumatismes, « ces résultats montrent qu’une surveillance est nécessaire, en portant une attention particulière aux équilibres hormonaux ».
Dans un communiqué émis après publication de l'étude, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) se veut rassurante. « Les taux de testostérone observés chez ces volontaires restent normaux. De plus, il n’a pas été mis en évidence de conséquences cliniques (troubles de la fertilité masculine, impuissance, troubles de la libido)».
« A ce stade, ces résultats ne modifient par le rapport bénéfice/risque de l’ibuprofène lorsqu’il est utilisé conformément à son autorisation de mise sur le marché (AMM) », ajoute-t-elle. Une analyse sera toutefois menée au niveau européen pour savoir si des études complémentaires sont nécessaires.
En attendant, l’agence rappelle les modalités de traitement relatives au bon usage de l’ibuprofène: « une utilisation à la dose efficace la plus faible pendant la durée la plus courte nécessaire au soulagement des symptômes du patient ».
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Citer cet article: L’usage prolongé d’ibuprofène provoque un hypogonadisme compensé - Medscape - 16 janv 2018.
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