Paris, France – En février dernier, le Conseil d’État a confirmé une sanction prise par la chambre disciplinaire nationale de l’Ordre des médecins, à l’encontre d’un médecin du travail. En cause : l’établissement d’un certificat d’inaptitude par ce médecin du travail, pour une aide-ménagère qui menaçait de se suicider, si elle n’obtenait pas ce certificat. Les deux particuliers employeurs ont porté l’affaire devant la chambre disciplinaire de première instance d’Ile-de-France, qui a rejeté la plainte. Ce qui n’a pas été le cas de la chambre disciplinaire nationale de l’Ordre qui a condamné le médecin du travail à un blâme.
« Mme F [le médecin du travail, NDLR] admettait avoir établi ultérieurement des certificats d'inaptitude à partir des seuls dires de la salariée, sans analyse précise du poste de travail ni échange préalable avec les familles qui l'employaient ; qu'en jugeant que Mme F...avait ainsi manqué à ses obligations déontologiques, la chambre disciplinaire nationale, qui a suffisamment motivé sa décision, a exactement qualifié les faits qui lui étaient soumis », note le Conseil d’État.
Le médecin du travail a contesté son blâme en posant la question suivante : « le médecin qui, dans l’établissement d’un avis d’aptitude cède au chantage d’un salarié tout en se basant sur ses seuls propos commet-il une faute ? » Le Conseil d’État lui a répondu par l’affirmative…
42 affaires entre 2013 et 2015
Une condamnation qui ne révolte pas, outre mesure, le Dr Dominique Huez, membre de l’association santé et médecine travail (AST). « S’il n’a pas eu d’examen clinique approfondi, alors la sanction peut être considérée comme normale », commente-t-il. Mais c’est loin d’être le cas de l’ensemble des condamnations prises à l’encontre des médecins du travail, affligées par les chambres disciplinaires départementale ou nationale. L’association santé et médecine du travail a établi un premier bilan chiffré en janvier 2016, des « affaires ordinales suite à plainte d’employeurs contre médecins du travail, psychiatres, généralistes ». Selon ce document, l’association a recensé 42 affaires entre 2013 et 2015, dont 7 en 2013, 13 en 2014, et 13 en 2015.
Ces plaintes ont donné lieu à 10 condamnations et 2 acquittements en appel de médecins du travail. Toujours selon l’association, trois médecins ont été condamnés à des interdictions d’exercice suite à des plaintes d’employeurs, dont un médecin du travail en région parisienne (6 mois d’interdiction dont trois mois avec sursis en 2015), un autre médecin du travail (six mois "ferme" d’interdiction en 2016), un généraliste marseillais (8 jours d’interdiction en 2014).
Modification du diagnostic sous la contrainte
Dans la plupart des cas (55%), ces plaintes visent les médecins du travail. Mais les généralistes et les psychiatres sont aussi poursuivis. Et ce n’est qu’une estimation, le nombre de plaintes et de condamnations réelles étant, selon l’association, dix fois plus importantes : « Comme il s’agit d’affaires vécues comme intimes et honteuses par les médecins terrifiés, ces médecins n’en parlent à personne. »
Il y aurait eu en réalité quelque 300 plaintes sur trois ans, dont une majorité concernerait les médecins du travail.
Autre information : acculés, la plupart des médecins (entre 50 et 60%), sous la contrainte de la conciliation, modifient leurs écrits médicaux en faveur des employeurs. « Ainsi, plus de 60% des médecins attaqués par un employeur devant l’Ordre sont contraints par le dispositif de menace de la conciliation ordinale à modifier leur diagnostic, faisant disparaitre ainsi le travail comme facteur étiologique», analyse l’association.
Les plaintes de l'employeur sont-elles recevables?
Le Dr Dominique Huez a lui-même été condamné à un avertissement pour "pratique anti-déontologique", et fait appel de cette décision.
Il passe en jugement le 8 juin prochain en même temps que le Dr Bernadette Berneron. « Je fais appel sur le principe mais aussi parce que l’État de droit n’est pas respecté. J’ai été en chambre disciplinaire car j’ai refusé de me présenter à une conciliation, obligatoire. Je n’ai pas voulu me rendre à cette conciliation puisque je considère que les plaintes d’employeurs sont irrecevables en droit. Je considère que je n’ai rien à concilier avec un employeur d’un de mes patients, qui n’a rien à voir avec la santé de mon patient. Ma défense juridique est une défense sur l’irrecevabilité des plaintes de l’employeur : je ne peux pas me défendre sur l’irrecevabilité de cette plainte d’employeur, car je n’ai pas le droit de divulguer le contenu du dossier médical de mon patient. L’Ordre des médecins ne peut pas avoir accès au dossier médical de mon patient. Mais l’Ordre prend toujours pour argent comptant ce que raconte la partie adverse. » Le Dr Berneron adoptera le même type de défense, à savoir l’irrecevabilité des plaintes d’employeurs. Il est à noter que les patients concernés par ces affaires ont eu gain de cause devant les tribunaux.
Citer cet article: Jean-Bernard Gervais. Certificats d’inaptitude : les plaintes d’employeurs contre les médecins se multiplient - Medscape - 13 avr 2016.
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