Médicaments psychiatriques : sont-ils plus nuisibles que bénéfiques ?

Stéphanie Lavaud

Auteurs et déclarations

18 juin 2015

Copenhague, Danemark; Londres, Royaume-Uni – A long terme, les médicaments psychiatriques font-ils plus de mal que de bien ? La question, un rien provocatrice, a fait l’objet d’un match orchestré par le British Medical Journal. Avec d’un côté du ring, le Pr Peter C Gøtzsche, bien connu pour ses positions tranchées contre le marketing pharmaceutique, qui, sans surprise, prône l’arrêt pur et simple de l’utilisation de 98% des médicaments psychiatriques, au prétexte de leur balance bénéfice/risque défavorable. De l'autre, le Pr Allan Young et le journaliste John Grace, qui face à ce poids-lourd de l'argumentation, tentent de défendre la thèse inverse.

Peter C. Gøtzsche, poil à gratter de la « Big Pharma »

Peter C. Gøtzsche


Son nom ne vous dit peut-être rien, mais Peter C. Gøtzsche n’est pas un inconnu dans le monde médical, éditorial et pharmaceutique. Médecin de formation, il travaille pour l’industrie pharma entre 1975 et 1983 comme responsable des essais cliniques et des demandes d’enregistrement pour les nouveaux médicaments avant de rejoindre le monde hospitalier puis de co-fonder la Collaboration Cochrane. Directeur du Centre nordique Cochrane, il est membre de plusieurs comités de bonne pratique et recommandations en matière d’essais cliniques. Mais le chercheur danois s’est surtout fait connaître pour ses positions tranchées (et hors des sentiers battus à l’époque) contre le dépistage de routine du cancer du sein dans un ouvrage intitulé “Mammography screening. Truth, lies and controversy” (Radcliffe Publishing, 2012) avant de récidiver ces dernières années en dénonçant, avec force arguments, les « manoeuvres » des compagnies pharmaceutiques.

 

Dans un livre sobrement intitulé « Remèdes mortels et crime organisé. Comment l'industrie pharmaceutique a corrompu les services de santé » (traduit en français en 2015 par les Presses de l'Université Laval), Peter C. Gøtzsche ne mâche pas ses mots et compare ni plus ni moins l’industrie du médicament à une « mafia » [2]. Le chercheur dénonce méthodiquement la falsification des études, les mensonges sur les risques, la corruption des médecins, des institutions comme la FDA, de la presse médicale ou encore les conflits d’intérêt…Son credo : « Si nous prenons autant de médicaments, c’est principalement parce que les compagnies pharmaceutiques ne vendent pas des médicaments, mais des mensonges à leur sujet ». Et pour lui, « la psychiatrie est le paradis de l’industrie du médicament dans la mesure où la définition des troubles psychiatriques est vague et facile à manipuler ». Les médicaments psychotropes - qu’il considère comme généralement dangereux dès que la prise dépasse quelques semaines - constituent d’ailleurs son tout dernier cheval de bataille [3]. On retrouvera probablement la totalité de l’argumentation ébauchée dans l’article du BMJ dans son ouvrage «Deadly psychiatry and organised denial » à paraître (d’abord en anglais et en danois) en septembre 2015.

 

Contre

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le Pr Peter C Gøtzsche s’avance dans le débat avec des arguments bien affutés : « Les médicaments psychiatriques sont responsables des décès de plus de 500 000 personnes chez les plus de 65 ans chaque année dans notre monde occidental. Leurs bénéfices devraient être colossaux pour justifier un tel chiffre, en fait, ils sont minimes » affirme-t-il. En cause, les essais cliniques, qui mal conduits, n’évaluent pas correctement les effets de ces médicaments. Pour le chercheur danois, il est facile pour les industriels de manipuler les études en introduisant des biais. L’inclusion de patients prenant d’autres médicaments psychiatriques en est un. Il dénonce aussi des protocoles où les patients testent les traitements après une période de « washout », soit en plein sevrage, ce qui amplifie les bénéfices et les risques et aurait conduit des patients (sous placebo) au suicide dans les essais sur la schizophrénie. Autre problème, selon le Pr Peter C Gøtzsche : le sous-reporting des décès dans les essais. Sur la base de ses propres calculs, il trouve 15 fois plus de suicides chez les patients prenant des antidépresseurs que ce qui est rapporté par la FDA notamment parce que l’agence américaine arrête le décompte des événements après que les patients aient arrêté de prendre le médicament.

Sur la base de cet exemple et d’autres encore, le Pr Peter C Gøtzsche, qui ne fait pas dans la demi-mesure, conclut : « compte-tenu de leur manque de bénéfices je pense que nous pourrions stopper 98% des médicaments à effet psychotrope sans que cela ne cause de tort – en arrêtant tous les antidépresseurs, les médicaments de l’hyperactivité, et les médicaments du traitement de la démence et utiliser seulement 6% des antipsychotiques et des benzodiazépines ». « Du fait de la nuisance de ces médicaments sur le long terme, ils ne devraient être prescrits que dans des situations aiguës et de façon temporaire », ajoute-t-il, tout en prônant la nécessité de nouvelles recommandations allant dans ce sens.

Pour

Face Pr Peter C Gøtzsche, le Pr Allan Young et le journaliste John Grace défendent la thèse d’une évaluation rigoureuse des médicaments psychiatriques en termes de sécurité et d’efficacité, avant et après leur approbation et parlent des « résultats rassurants, qui malgré des imperfections, montrent que ces traitements font plus de bien que de mal ».

Ils évoquent une « surenchère » en termes de suspicion vis-à-vis des traitements psychiatriques et prennent l’exemple du lithium, longtemps considéré comme un placebo toxique, mais dont les données scandinaves montrent que lorsque les recommandations d’utilisation sont bien suivies, il n’entraine que peu de nuisances à long terme et présente des bénéfices reconnus, comme la réduction des suicides. Idem avec les antipsychotiques atypiques, et en particulier le clozapine, dont les médecins et les patients redoutaient qu’elle augmente les taux de décès mais « pour laquelle les données récentes sont rassurantes et ont montré une relation inverse entre utilisation cumulée et mortalité ».

Tout en reconnaissant que les bénéfices et les risques existent pour tout traitement et ne doivent pas faire l’objet d’une évaluation moindre dans le domaine psychiatrique, Allan Young et John Grace font visiblement toute confiance aux études, aux registres, aux évaluations post-marketing, « des barrières de sécurité qui garantissent, selon eux, que ces médicaments font plus de bien que de mal ». Et pointant du doigt le poids des maladies psychiatriques, la mortalité accrue dans cette population en raison des suicides et de la nécessité de traiter, ils concluent : « nous n’adhérons pas au postulat disant que ces traitements font plus de mal que de bien et pensons même plutôt le contraire. »

Difficile de tirer des conclusions d’un débat aussi manichéen où l’un des acteurs pêche par excès de confiance alors que l’autre est braqué contre l’industrie pharmaceutique. Les arguments des deux camps peuvent néanmoins être entendus et pondérés.

Psychiatrisation de la médecine
La position du Pr Peter C Gøtzsche s’inscrit dans un mouvement plus global qui dénonce depuis quelques dizaines d’années la psychiatrisation à outrance de la médecine (et dont certains ont même fait une chanson [4]). On se souvient des débats nombreux et houleux pendant la rédaction du DSMV sur le possible abaissement des seuils de diagnostic pour plusieurs catégories de troubles (dépression, le deuil, le syndrome d’hyperactivité…) et de l’introduction de nouveaux troubles susceptibles de conduire à une inflation des diagnostics psy et à leur médicalisation. On peut aussi s’inquiéter de voir l’antipsychotique aripiprazole (Abilify®, Otsuka Pharmaceutical) arriver largement en tête des ventes de médicaments aux Etats-Unis, les preuves s’accumuler en faveur d’un lien étroit entre benzodiazépines au long cours et maladie d’Alzheimer, et la ritaline prescrite larga manu. Faut-il pour autant oublier tous les bénéfices de la prise en charge médicamenteuse bien encadrée et notamment dans les pathologies à composante génétique? Probablement pas (lire le commentaire du Dr Lemoine).

 

REFERENCES :

 

  1. Gøtzsche P. Deadly Medicines and Organised Crime : How Big Pharma Has Corrupted Health Care. Mad in America, 9 septembre 2013.

  2. Gøtzsche P. Psychiatric drugs are doing us more harm than good. The Guardian, 30 avril 2014.

  3. The Psych Med Song: antipsychiatry song on psychiatric drugs. YouTube.

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