Paris, France – Le Conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM) vient de publier un livre blanc sur la santé connectée.
Un certain nombre de chiffres sont cités, qui suggèrent que la e-santé n’est pas, à l’heure actuelle en France, un marché aussi énorme qu’on veut bien le dire, mais que précisément, on fait tout pour qu’il le devienne. Le CNOM émet par ailleurs 6 recommandations, visant la mise en place d’une évaluation de la e-santé, d’une vigilance quant à ses effets secondaires, comme pour les médicaments, et enfin, la protection des personnes, dont les données se négocieront bientôt comme marchandise.
De la « e-santé » au « soi quantifié », la prolifération du vocabulaire Si nommer c’est connaitre, la e-santé se cherche. Le terme apparait à la fin des années 1990, suivi par celui de mobile-health en 2005. En 2009, l’OMS adopte « mobile-health », et défini la notion comme recouvrant « les pratiques médicales et de santé publique reposant sur des dispositifs mobiles tels que téléphones portables, systèmes de surveillance des patients, assistants numériques personnels et autres appareils sans fil », précise le livre blanc. En bon français, on réussit, de manière plutôt satisfaisante d’ailleurs, à traduire mobile-health par télémédecine. Là encore, le terme accède aux honneurs d’un statut officiel, puisque la loi HPST lui consacre un article, et que le décret du 19 octobre 2010 définit les 5 actes « constitutifs de la télémédecine » : la téléconsultation, la téléexpertise, la télésurveillance médicale, la téléassistance médicale dans le cadre de la régulation. Enfin, la dernière expression en vogue, elle aussi probablement empreinte d’obsolescence programmée est le « soi quantifié » qui va de pair avec la conception d’une multitude d’objets de mesure (activité, sommeil, calories…) |
En termes d’activité, le livre blanc précise que « le volume mondial des applications mobiles santé (au sens large) est passé de 6 000 en 2010, à 20 000 en 2012 et 100 000 en 2013 », avec, en France au moins, une proportion de l’ordre de 60% des applications destinées au grand public, et 40% aux médecins. Une tendance que serait cependant en train de s’inverser.
En termes d’objets, « c’est un véritable déferlement ! Le nouvel Eldorado industriel ! Bracelets faits pour « traquer » l’activité physique ou la qualité du sommeil, balances, brosses à dents, fourchettes, piluliers… », note le livre blanc.
De fait, si l’on recense les objets connectés dans le monde, on parle en milliards. En France, 3 millions de ces objets ont été achetés en 2013 pour un chiffre d’affaires de 64 millions d’euros, et 11% des français auraient déjà adopté un objet connecté dans un contexte de santé/bien être.
Bref, ce qui s’appelle un marché émergent.
Les 6 propositions du CNOM
Comme – question de vocabulaire encore – il n’est pas exclu que l’on puisse reparler bientôt de régulation du marché sans qu’il s’agisse d’un gros mot, le CNOM inscrit 6 propositions dans son libre blanc.
Définir le bon usage de la santé mobile au service de la relation médecin patient . On note d’une part que ce bon usage n’est pas trivial puisqu’il a besoin d’être défini, et d’autre part, que c’est à la relation médecin-patient qu’il est supposé bénéficier. « Le CNOM contribuera par ses publications à cette définition du bon usage et s’associerait naturellement à la HAS, puisque ce cadre de recommandations fait partie de ses attributions et compétences », est-il annoncé dans ce qui ressemble à s’y méprendre à un positionnement.
Promouvoir une régulation adaptée, graduée et européenne . « Les fonctionnalités et conditions d’emploi » devront faire l’objet d’une « information claire, loyale et détaillée ». Le CNOM demande le respect de certains standards dans trois domaines : la confidentialité et la protection des données, la sécurité informatique, logicielle et matérielle, et la sûreté sanitaire. Enfin, « un dispositif de vigilance devrait être mis en œuvre afin de faciliter les déclarations de dysfonctionnements ». On a vu, par exemple lors des dysfonctionnements des sondes de défibrillateurs implantables, que la matériovigilance pouvait très largement reposer sur la bonne volonté des fabricants.
Poursuivre l’évaluation scientifique . Pour le CNOM, la déclaration de conformité ne suffit pas : il faut « une évaluation scientifique des solutions qui s’inscrivent dans le parcours de soins et dans l’exercice de la télémédecine », évaluation qui devra, bien entendu être « neutre et menée par des experts sans liens d’intérêt avec les fournisseurs ». Et ce n’est qu’après avoir reconnu « leurs bénéfices sur la santé individuelle et/ou collective » qu’il serait « cohérent qu’ils soient pris en charge par la collectivité ». Reste la cotation de l’acte : sur quels critères la décider ?
Veiller à un usage éthique des technologies de santé connecté . Il est question de « menaces sur la solidarité et l’intégration sociale », de « la surveillance et la dépendance des personnes ». Le CNOM « met en garde sur les conséquences du modèle économique qui sous-tend la santé connectée et repose sur la valorisation des données ». La valorisation des données est évidemment le projet de toutes les sociétés actuellement sur les rangs. Parmi ces sociétés, on trouve des industriels de taille intermédiaire, comme les fabricants de pacemakers et défibrillateurs implantables, qui risquent de n’ouvrir leurs bases de données qu’à la réalisation d’études jugées pertinentes, mais qui au moins, utiliseront ces données pour améliorer leur matériel. Mais on trouve aussi des acteurs planétaires, comme Google ou Apple, qui n’ont aucune vocation à la santé, et seront donc vis-à-vis d’elle dans la position de la finance vis-à-vis de l’économie réelle.
Développer la littéracie numérique . Vocabulaire toujours, la littéracie, du terme anglais literacy, a été définie en 2000 par l’ Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), comme « l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d'étendre ses connaissances et ses capacités » (source Wikipédia ). Le CNOM rappelle en somme opportunément qu’il existe en France des lieux, des classes et des âges où les e-machines sont encore aujourd’hui d’un usage moins spontané que dans les cercles décisionnaires. « L’éducation au numérique concerne, aux yeux du CNOM, tous les publics ».
Engager une stratégie nationale de e-santé . Il faut donc comprendre qu’aujourd’hui, règne un certain désordre. Le déploiement de la e-santé « doit être fondée sur une stratégie partagée par l’ensemble des acteurs », souligne le CNOM, qui appelle à la mise en place d’un « conseil national stratégique placé sous l’autorité ministérielle » pour « clarifier la gouvernance de la e-santé et soutenir les principes fondamentaux attachés à ce déploiement, notamment les impératifs éthiques d’information du patient, de son consentement au partage de ses données personnelles et du respect de la confidentialité ». On voudrait croire que la puissance publique a encore les moyens d’une telle planification.
Réguler a priori, a postériori il sera trop tard
Sans faire œuvre pionnière, le CNOM rappelle en somme trois choses importantes dans son livre blanc.
Premièrement, la santé connectée ne représente pas, au jour d’aujourd’hui, un CA considérable : 65 millions d’euros, c’est le chiffre d’affaire de l’amoxicilline/acide clavulanique en France en 2013 ( données ANSM ). Le déferlement est donc d’abord celui du discours, comme dans tous les contextes fortement spéculatifs.
Deuxièmement, la pente de progression, en revanche, est forte. Ceci s’explique : comme le business de la e-santé rejoint largement le business de l’information – Google le sait – l’information parle de plus en plus de e-santé. Tout est donc en place pour un mouvement auto-accéléré.
Troisièmement, comme chacun va donc venir réclamer sa part de e-santé, les instances nationales et européennes seraient bien inspirées de graver sans tarder de grands principes dans le marbre, sans quoi, parmi toutes les promesses de la e-santé, la seule qui sera tenue pourrait être la pire : la cotation en bourse des données médicales de dizaines ou centaines de millions de personnes, et le pouvoir, sur ces données, de conseils d’administration primés aux résultats.
REFERENCE :
Santé connectée : « De la e-santé à la santé connectée » . Livre Blanc du Conseil national de l’Ordre des médecins.
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Citer cet article: Vincent Bargoin. E-santé : quels enjeux éthiques, scientifiques, financiers s’interroge le CNOM - Medscape - 5 févr 2015.
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