Recommandations de l'Académie des sciences sur écrans et enfants, par Serge Tisseron
Le psychiatre Serge Tisseron, co-auteur d'un rapport avec l'Académie des sciences sur les enfants et les écrans, défend l'utilisation des ordinateurs, tablettes, et smartphones. 28 janvier 2013Paris, France- Cette année, le congrès de l'Encéphale a consacré une session aux enfants et aux écrans [1]. Dans une salle bondée, le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron a présenté les principales conclusions de l'Avis sur les effets de l'utilisation des nouvelles technologies par les enfants qui a été récemment publié par l'Académie des sciences et dont il est l'un des co-auteurs. Il a tenté de dédiaboliser les ordinateurs, les tablettes, et les smartphones par rapport au livre qui reste, lui, encensé [2]. Il a également donné quelques clés de bon usage des technologies numériques chez l'enfant en fonction de son âge et invité les participants à consulter les nouvelles recommandations de l'Académie des sciences.
Un Avis globalement positif sur l'utilisation des nouvelles technologies par les enfants
Dans son Avis publié le 22 janvier 2013, l'Académie des sciences indique que l'évolution numérique « apparaît aujourd'hui irréversible, [et] a des effets positifs considérables en améliorant l'acquisition des connaissances et des savoir-faire, mais aussi en contribuant à la formation de la pensée et à l'insertion sociale des enfants et des adolescents.»
Elle souligne, toutefois, qu'une « utilisation trop précoce ou une sur-utilisation des écrans a des conséquences délétères durables sur la santé, l'équilibre et les activités futures -intellectuelle, culturelle et professionnelle- ; un continuum existe entre les troubles de la concentration, du manque de sommeil et de l'élimination des autres formes de culture, et la « pathologie des écrans », qui provoque d'éventuels comportements dangereux. »
Livre et culture numérique: une complémentarité bénéfique…
En introduction de son exposé, Serge Tisseron a expliqué que « l'homme avait créé les écrans et la culture numérique pour prendre en relais et amplifier tout ce que la culture du livre imprimé laissait de côté. »
De la même façon, l'homme avait, auparavant, « créé l'écriture puis le livre pour prendre en relais et amplifier certaines de ses capacités mentales et sociales. »
Pour le psychiatre, les conséquences de cette évolution du numérique sont :
Une révolution dans la relation aux savoirs ;
Une révolution dans la relation aux apprentissages ;
Une révolution dans le fonctionnement psychique ;
Une révolution des liens et de la sociabilité.
L'orateur a mis en face/face les dangers du livre et ceux du numérique.
Le livre peut conduire à l'utra spécialisation, à une réduction des compétences aux apprentissages par cœur au détriment de la créativité, à une psychologie rigide, peu évolutive et, à privilégier les relations de proximité.
Le numérique, lui, peut entraîner une dispersion du savoir (pensée zapping), une intelligence sensori-motrice qui réussit sans comprendre, une personnalité qui est immergé dans chaque situation nouvelle sans recul cognitif ni temporel, la prédominance des relations virtuelles et la fuite de la réalité.
En ce qui concerne les avantages : la culture du livre stimule les habitudes et automatismes qui soulagent la pensée et permet de s'approprier sa propre histoire en se faisant narrateur. De son côté, la culture du numérique stimule l'interactivité et l'innovation et favorise la capacité de faire face à l'imprévisible.
Un métissage des deux cultures est donc probablement ce qu'il y a de plus bénéfique pour développer à la fois une « intelligence narrative » et une « intelligence spatialisée ».
Extraits des recommandations de l'Académie des Sciences par classe d'âge
S'adressant aux parents, aux éducateurs, aux personnels de santé, mais aussi aux pouvoirs publics, les 26 recommandations esquissent les bonnes pratiques d'une éducation progressive, adaptée à chaque âge : avant 2 ans, entre 2 et 6 ans, entre 6 et 12 ans et après 12 ans.
Globalement, le Pr Tisseron insiste sur quatre grands axes :
Considérer les enfants comme des partenaires et pas seulement comme des êtres à protéger : les inviter très tôt à créer, comprendre et participer ;
Leur apprendre l'autorégulation ;
Faire alterner intelligence spatialisée et narrative, en variant les stimulations (livre, écrans…) et en faisant raconter les expériences d'écrans ;
Valoriser les pratiques numériques créatrices et socialisantes.
De 0 à 2 ans : oui aux tablettes tactiles dans un contexte relationnel ; non à l'exposition passive aux écrans
« A cet âge, une tablette numérique interactive, à la fois visuelle et tactile, peut très bien avec le concours d'un adulte (parents, grands-parents) ou d'un enfant plus âgé, participer au développement cognitif du bébé […] L'écran « high tech » est donc un objet d'exploration et d'apprentissage parmi tous les autres objets du monde réel des plus simples (peluches, cubes en bois colorés, hochets) aux plus élaborés (tablettes numériques tactiles).»
En revanche, l'Académie des sciences précise bien que « de façon générale, l'exposition précoce et excessive des bébés aux écrans télévisés (90% d'entre eux regarderaient régulièrement la télévision avant 2 ans selon une étude américaine), sans présence humaine interactive et éducative est très clairement déconseillée. »
De 2 à 6 ans : aide à la construction de la pensée symbolique, usages pédagogiques… mais gare aux excès !
« C'est l'âge où par ses propres dessins sur une tablette graphique, par exemple, l'enfant peut intuitivement découvrir la simulation de l'environnement réel par une image numérique. »
« Outre cette fonction de conscience numérique explicité, les écrans et outils numériques peuvent avoir entre 2 et 6 ans, tout particulièrement durant la période de l'école maternelle, des usages pédagogiques positifs pour éveiller et exercer les capacités d'attention visuelle sélective, de dénombrement, de catégorisation, pour préparer la lecture [ …] Ils peuvent aussi apprendre à communiquer à distance, avec ses grands-parents par exemple.
En revanche, « c'est aussi l'âge où de façon spontanée l'enfant pourrait déjà se réfugier de façon excessive dans le monde virtuel des écrans. Au cas par cas, il faut très tôt l'éduquer à une pratique modérée et autorégulée. »
Les enfants d'âge scolaire (6 à 12 ans)
Entre 6 et 12 ans, « l'usage pédagogique des écrans et outils numériques à l'école ou à la maison (avec des modules appropriés [3]) est un progrès technologique et éducatif important. »
Aussi, il a été montré que « la pratique des jeux vidéo d'action améliore les capacités d'attention visuelle des enfants : meilleure exploration du champ visuel pour identifier une cible (élément particulier sur l'écran), rapidité à changer de cible (flexibilité), capacité de prêter simultanément attention à plusieurs choses. »
Mais, « à cet âge, comme au précédent, il faut éduquer à une pratique modérée et autorégulée, au service du développement cognitif, en préservant l'équilibre et la santé des enfants (repos des yeux, sommeil, sport, etc.). »
Les adolescents (12 à 18 ans) : une ouverture mais parfois aussi un repli, signe d'un trouble sous-jacent
« D'un point de vue strictement cognitif, les nouvelles technologies numériques…sont aussi des outils d'une puissance inédite pour mettre le cerveau en « mode hypothético-déductif » et explorer tous les mondes possibles. » Or, « l'adolescence est une ouverture inédite sur tous les possibles. Cette ouverture est désormais confrontée à l'exploration quasi sans limites et plus ou moins maîtrisée du monde numérique et virtuel : amis, avatars, rencontre et jeux variés.»
Comme chez les plus jeunes : « la pratique de jeux vidéo d'action améliore les capacités d'attention visuelle des adolescents. »
« Ce type d'avantage pourrait toutefois s'accompagner d'une pensée trop rapide, superficielle est excessivement fluide : « la culture du zapping ». L'usage d'internet appauvrirait dès lors la mémoire humaine. »
« L'enjeu est de préserver complémentairement, pour les nouvelles générations, une forme d'intelligence (et de mémoire) plus lente, profonde et cristallisée comme l'était jadis l'intelligence littéraire. »
« Outre le calme nécessaire au cerveau pour penser et mémoriser, le repos des yeux serait également en péril chez les jeunes dont l'exposition aux écrans semble poser un nouveau problème de santé visuelle (selon une enquête 2012 de l'ASNAV, 25 à 30 % des 16-24 ans seraient touchés par la myopie, notamment en raison de la hausse du temps passé à l'intérieur et devant les écrans). »
« Chez l'adolescent, le problème principal est celui des usages excessifs et parfois pathologiques des écrans. Aucun consensus n'est établi à ce jour ; aucune étude ne permettant d'affirmer l'existence d'addiction au sens qui est reconnu à ce mot. » Les comportements de repli, les attachements les plus extrêmes aux écrans révèlent des troubles sous-jacents (dépression, problèmes relationnels, pathologies compulsives…). « En pratique, les usagers problématiques d'internet sont souvent révélateurs de problèmes sous-jacents liés à des événements traumatiques (violences scolaires, divorces ou difficultés familiales graves, deuils, etc.) et/ou à des troubles psychiques (dépression, déficit de l'estime de soi, anxiété sociale). »
« Dans chacun des cas où un usage problématique et un risque pathologique sont perçus, la vigilance des parents, l'écoute de l'entourage scolaire ou familial (y compris le médecin de famille) et le cas échéant, la consultation d'un spécialiste sont nécessaires. »
Et la violence ?
Dans sa dernière recommandation, sur la question de la violence, l'Académie des sciences insiste sur l'importance de respecter les âges indiqués pour les programmes et les jeux vidéo ; sur l'importance de dialoguer sur les jeux pour donner un sens à ce que l'enfant a vu et éprouvé mais aussi sur la valorisation de la compassion et de la solidarité. Elle demande également à ce que les programmes de prévention précoce de la violence axés sur le développement de l'empathie, dont l'efficacité a été démontrée, et notamment ceux qui prennent en compte les images vues par les enfants, soient développés.
L'Avis de l'Académie des sciences « L'enfant et les écrans » est le fruit de réflexions et auditions menées depuis deux ans par un groupe de travail composé de membres de l'Académie des sciences, de l'Académie nationale de médecine et d'experts du domaine*. Ce groupe s'est réuni régulièrement et a auditionné douze personnalités* issues de disciplines très variées. Serge Tisseron est membre du LASI (Laboratoire des atteintes somatiques et identitaires) à l'Université Paris Ouest Nanterre. Un de ses domaines de recherche est la façon dont les nouvelles technologies bouleversent notre rapport aux autres, à nous-mêmes, au temps, à l'espace et à la connaissance. Jean-François Bach, Secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, est biologiste et médecin. Professeur émérite à l'Université Paris Descartes (hôpital Necker), il a été élu membre de l'Académie des sciences en 1985. Il en assure la gouvernance au sein du Bureau en tant que Secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences depuis 2006 et s'implique particulièrement dans les questions d'éducation, d'enseignement et de recherche. Olivier Houdé est professeur de psychologie du développement à l'Université Paris Descartes depuis 1995 et membre de l'Institut Universitaire de France depuis 1997. Il dirige, depuis 2000, l'équipe de recherche "Développement & fonctionnement cognitifs" dans le Groupe d'Imagerie Neurofonctionnelle du CNRS et du CEA (UMR 6194). Pierre Léna, astrophysicien, membre de l'Académie des sciences, est l'un des cofondateurs de l'initiative pédagogique La main à la pâte, qui valorise le travail d'initiative et de raisonnement de l'enfant. Professeur émérite à l'université Paris Diderot et chercheur associé à l'Observatoire de Paris, il a été Délégué à l'éducation et à la formation de l'Académie des sciences (2005-2011). Il préside aujourd'hui la Fondation La main à la pâte. |
Citer cet article: Ecrans et enfants : Serge Tisseron et l'Académie des sciences plutôt favorables - Medscape - 28 janv 2013.
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