Nouveaux orages dans le sillage de « JUPITER »

Dr Jean-Luc Breda

12 juillet 2010

Chicago, IL, É.-U. — Malgré la décision de la FDA d'étendre aux États-Unis les indications de la rosuvastatine, tous les  experts ne sont pas d'accord sur l'attitude à adopter en terme de prévention primaire par les statines. À en croire les expérimentateurs de JUPITER (Justification for the Use of Statins in Prevention: an Intervention Trial Evaluating Rosuvastatin) la question n'a plus lieu d'être posée : les statines peuvent diminuer la mortalité globale de 20 % même chez des sujets n'ayant aucun antécédent cardiovasculaire. [1]

D'autres restent sceptiques comme le Pr Kausik K Ray (Cambridge, Angleterre) qui publie dans Archives of Internal Medicine une multi-analyse apportant de l'eau au moulin des opposants à cette prophylaxie de masse. [2]

« Les seules données de JUPITER sont insuffisantes surtout que ses résultats ne concordent pas avec d'autres études ! Si les statines ont démontré un effet sur la réduction du risque de mortalité toutes causes confondues chez les sujets ayant des antécédents cliniques de cardiopathie ischémique, le doute subsiste sur leur bénéfice à long terme en prévention primaire chez des sujets ayant des facteurs de risques modérés à sévères, aussi bien en terme d'efficacité que d'innocuité » déclare le Pr Ray.

Onze études randomisées

Son équipe a recueilli et analysé les données de 11 études randomisées en double aveugle, publiées entre janvier 1970 et mai 2009. Ont été pris en compte le profil lipidique, les autres facteurs de risque, et le devenir des patients traités et non-traités.

Le taux moyen de LDL-c des 65 229 sujets considérés, passe, après un suivi moyen de 3,7 années, de 138 mg/dL initialement à 134 mg/dL pour les témoins et 94 mg/dL pour les sujets traités (soit une différence de 40 mg/dL entre les deux groupes).  

Au cours du suivi équivalent à 244 000 années/personnes, 1447 décès surviennent parmi les 32 606 personnes assignées au placebo, contre 1346 décès sur 32 623 sujets traités. Il existe donc une centaine de morts en moins sous statine pour un échantillon quasiment identique, qui correspond à moins de sept patients pour 10 000 traités.

Pour autant, les auteurs n'observent aucune relation entre le chiffre initial de cholestérol sérique et la mortalité toutes causes confondues (p = 0,97). Qui plus est, la diminution avec le temps de ce taux, que ce soit en valeur absolue (d = 0,62) ou relative (d = 0,46), n'a aucun effet sur cette même mortalité.

« Notre travail est conforme aux données de travaux antérieurs sur la faible incidence du taux initial de LDL-c et de sa réduction sur la mortalité globale. Cette observation rappelle d'autres données obtenues avec les fibrates qui agissent principalement sur les triglycérides : en effet, une autre méta-analyse d'essais randomisés avec cette famille thérapeutique montre que malgré une diminution du nombre d'IDM non fatal, la mortalité globale était augmentée d'environ 7 % sous traitement » explique le Pr Ray.

Il se dessine donc une très légère tendance favorable au traitement par statine, mais elle est peu significative au plan statistique. Force est de constater que ses effets restent très modestes.

Les limites d'une méta-analyse

 
La réduction de 20 % de la mortalité rapportée par JUPITER me semble exagérée (ce qui arrive souvent quand les essais sont interrompus prématurément) et non cohérente — Pr Ray (Cambridge, Angleterre)
 

Toutefois une méta-analyse ne sert que d'indicateur et ne peut être opposée directement à une étude prospective. Le travail britannique comporte d'ailleurs certaines faiblesses comme la prise en compte de deux études (CARDS15 et ASPEN22) ayant incorporé exclusivement des patients diabétiques (lesquels étaient exclus de JUPITER) même si les auteurs précisent que les résultats de ce sous-groupe ne diffèrent pas des autres patients de la méta-analyse.

Conscient de ces limitations, le Pr Kausik Ray déclare toutefois : « La réduction de 20 % de la mortalité rapportée par JUPITER me semble exagérée (ce qui arrive souvent quand les essais sont interrompus prématurément) et non cohérente ; le bénéfice est attribué à la réduction de CRP, mais cette hypothèse est réfutée par d'autres essais. De plus, d'autres résultats de JUPITER, comme une diminution du nombre des cancers, laissent planer un énorme doute sur la fiabilité de ces données alors que toutes les grandes études et méta-analyses ne retrouvent aucun effet de ce genre. »

Tempête sur les conflits d'intérêt des investigateurs de JUPITER

De quoi relancer la polémique sur l'étude phare de l'année écoulée, ce dont ne se privent pas le Pr Michel de Lorgeril (Grenoble, France) et le Pr Sanjay Kaul (Los Angeles, Californie) qui signent chacun un article très critique dans le même numéro d'Archives of Internal Medicine. [3][4]

Pour le premier, les résultats de JUPITER sont faussés par son arrêt prématuré. Or il est démontré qu'un essai interrompu trop tôt est source de distorsion des résultats avec majoration de l'effet « taille », même si les critères statistiques sont réunis. Pour lui, cet arrêt est d'autant plus troublant qu'il n'était pas réellement justifié scientifiquement et qu'il a été décidé selon des critères prédéfinis mais non divulgués, par un comité supposé indépendant mais dont le président a des liens très forts avec l'industrie pharmaceutique.

« Si on s'en tient aux critères d'évaluation "durs" que sont les IDM et AVC (fatals ou non), l'étude a été arrêtée après seulement 240 évènements, ce qui était nettement inférieur à ce qu'on pouvait anticiper dans la population considérée et aurait dû conduire à la poursuite de l'étude plutôt qu'à son arrêt. La mortalité cardiovasculaire n'est pas publiée. Son calcul par déduction conduit à une égalité parfaite de 12 patients dans chaque groupe, ce qui est incroyablement bas et peu plausible en comparaison du nombre total d'accidents cardiovasculaires observés. De plus, aucune mort subite n'est relevée, ce qui enlève toute crédibilité aux chiffres présentés » affirme le Dr Michel de Lorgeril.

Enfin, l'impartialité des auteurs est mise en doute, selon lui, par le fait qu'ils aient publié plusieurs sous-études favorables au traitement (réduction des accidents thrombo-emboliques veineux, effets positifs chez les femmes, les plus de 70 ans, les sujets présentant une insuffisance rénale modérée) alors qu'aucun développement ne traite de l'augmentation des cas de néo-diabète chez les sujets traités. En ligne de mire sont pointés les conflits d'intérêt auxquels sont confrontés le principal investigateur (détenteur d'un brevet sur le dosage de hsCRP) et 9 des 14 co-auteurs financièrement liés au sponsor. De plus il semble que l'ensemble des données ait été collecté et traité directement par des membres de l'industrie promoteurs du projet.

Critique de la valeur prédictive de la CRP

Le Pr Sanjay Kaul s'attache quant à lui à « démonter » les conclusions de JUPITER concernant l'intérêt de prendre en compte la CRP, tel que prôné par JUPITER. Il relève en premier lieu une valeur prédictive de 1,35 % seulement (241 évènements pour 17 802 patients). Mais surtout si on prend plusieurs valeurs seuils telles que 4,2 mg/L, 4 mg/L ou 3mg/L, non seulement le nombre d'évènements est comparable chez les témoins au-dessus et au-dessous de ces valeurs, mais chaque fois l'effet du traitement est supérieur dans les tranches inférieures par rapport aux tranches supérieures. L'effet thérapeutique des statines serait donc inversement proportionnel au taux de hsCRP !

 
On peut toujours discuter des impératifs éthiques qui ont poussé les investigateurs à interrompre l'étude. Mais que dire du risque de surestimer le bénéfice d'un traitement et d'exposer une grande partie de la population à une thérapeutique potentiellement dangereuse ? — Pr Kaul (Los Angeles)
 

Interrogé par heartwire , édition internationale, le Pr Sanjay Kaul revient sur l'arrêt prématuré de JUPITER et déclare son profond désaccord : « On peut toujours discuter des impératifs éthiques qui on poussé les investigateurs à interrompre l'étude. Mais que dire du risque de surestimer le bénéfice d'un traitement et d'exposer une grande partie de la population à une thérapeutique potentiellement dangereuse ? Nous ne connaissons toujours pas ces motifs. Si c'est la mortalité, ce n'est certainement pas la mortalité cardiovasculaire qui était comparable dans les deux groupes. Et si c'était la mortalité non cardiovasculaire, il fallait en préciser les causes et mécanismes. Si les investigateurs avaient été plus transparents nous n'en serions pas à nous poser toutes ces questions ! »

Le Dr Paul Ridker (Boston, Massachusetts) contre-attaque dans l'édition internationale de heartwire

« L'article de De Lorgeril est rempli de tant d'erreurs factuelles que je m'étonne qu'il ait pu être publié. D'ailleurs il l'est sous la rubrique "Études originales" alors qu'il n'est que le reflet d'opinions personnelles dont on peut s'interroger sur l'objectivité : plusieurs co-auteurs se déclarent ouvertement anti-statines.

Concernant mes conflits d'intérêt avec le kit de dosage hsCRP, je ne les ai jamais cachés et je ne nie pas en avoir bénéficié financièrement. Mais je précise que le brevet appartient à mon hôpital et non à ma personne et nous nous sommes toujours imposés des règles éthiques très strictes. Si nous avions voulu protéger notre licence, nous n'aurions jamais mené un essai qui risquait de montrer l'inutilité de ce test. Mais les données de JUPITER sont ce qu'elles sont et n'en déplaise à certains, les résultats sont bons !

J'affirme que l'expérimentation était menée sans aucun contrôle du promoteur et que notre comité de surveillance et de suivi était composé de membres totalement indépendants. Ils ont attendu d'avoir des résultats positifs dans tous les sous-groupes avant de prendre leur décision d'interrompre l'étude. Même si je reconnaissais — ce qui n'est pas le cas — que cela a pu fausser les résultats, cela aurait pu être de l'ordre de 10 %, 20 % ou 30 % au grand maximum et les données de JUPITER demeureraient très favorables !

Quant à l'incohérence avancée d'un taux de mortalité cardiovasculaire très bas, elle est à rapporter aux critères extrêmement rigides pour retenir ce diagnostic : si nous ne pouvions pas affirmer avec certitude que la mort était bien d'origine cardiaque, elle était classée "autre cause".  

Enfin, quand De Logeril prétend que " Les autres études sont négatives, donc JUPITER aurait dû l'être aussi", c'est de l'enfantillage : la plupart des travaux qu'il cite ont été menés avec d'autres molécules et ils sortent complètement de ce contexte.

Libre à tous ces détracteurs d'ignorer les faits. Je me réjouis juste qu'ils n'aient pas en charge la santé de mes patients ou de ma famille ! »


Rappel du feuilleton JUPITER

JUPITER (Justification for the Use of Statins in Primary Prevention: an Intervention Trial Evaluating Rosuvastatin) est un essai international en double aveugle contre placebo destiné à évaluer la rosuvastatine en prévention primaire chez des patients à cholestérol normal mais à CRP élevée. Le financement est assuré par Astra-Zeneca et l'investigateur principal est le Dr Paul Ridker (Brigham and Women's hospital, Boston, Massachusetts).

Lancée, dans 26 centres nord- et sud-américains, et européens, JUPITER a recruté 17 802 sujets, de 50 ans ou plus pour les hommes, de 60 ans ou plus pour les femmes (38 %), non diabétiques, sans antécédents cardiovasculaires personnels, présentant un LDL < 130 mg/dL et une CRP > 2 mg/L. Après randomisation, ils ont été traités par rosuvastatine (20 mg/j) ou placebo.

Prévue pour durer 4 ans, l'étude est interrompue début 2008 après un suivi médian de 1,9 an (avec un maximum à 5 ans), car le traitement est considéré comme significativement supérieur au placebo sur la morbimortalité par le Comité de surveillance et de suivi (Data Safety Monitoring Board).

Les résultats publiés en novembre 2008 montrent en effet, sous traitement, une réduction de 44 % des évènements cardiovasculaires (IDM, AVC, revascularisation, hospitalisation pour angine instable, décès cardiovasculaire), qui constituait le critère primaire et de 20 % la mortalité toutes causes confondues, qui constituait le critère secondaire.

Pourtant à peine publiée, l'étude est sous le feu de critiques : l'interprétation des chiffres est discutée et beaucoup s'étonnent de résultats si spectaculaires qui vont à l'encontre de nombreux autres essais. Des reproches méthodologiques sont formulés, d'autant que l'essai a été interrompu prématurément selon des critères prédéfinis mais qui n'ont toujours pas été révélés. Certains leaders d'opinions comme le Pr Salim Yusuf s'interrogent sur le rôle du hasard ou même de l'exagération de certaines données. [5]

En février 2010 pourtant, contre toute attente et malgré des données divergentes de plusieurs autres travaux, la FDA (Food and Drug Administration) reconnaît les résultats de JUPITER et recommande la rosuvastatine en prévention primaire des risques d'AVC et d'accidents vasculaires chez tout sujet âgé en bonne santé, sans trouble lipidique, mais ayant au moins un autre facteur de risque cardiovasculaire et un taux de CRP (hsCRP) élevé.


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